« Naître quelque part n’est-il qu’un coup du sort, un hasard favorable pour certains et déplorable pour d’autres ? Biologiquement, nous sommes un produit, le résultat d’un croisement chromosomique entre des géniteurs particuliers disposant de caractéristiques propres. Nous appartenons d’abord à cette spécificité. Et nous nous inscrivons ainsi dans une histoire distincte et significative dont nous sommes d’entrée tributaires. De fait, l’homme résulte du brassage génétique mené par ce que l’on pourrait nommer les caprices de l’hérédité. Si, dans la folle course vers l’ovule, l’un des spermatozoïdes l’emporte sur les quelque centaines de millions d’autres pour se réaliser en une existence particulière, tous portaient vraisemblablement la potentialité d’un être original, singulier, distinct. Quand, à considérer la vie d’un point de vue observable dans la logique de son évolution factuelle, il nous semble normal de vivre la situation telle qu’elle se présente, à la mesurer à l’aune des innombrables étapes qui se sont enchaînées au cours des temps, il apparaît infiniment prodigieux d’être ce que l’on est, ici et maintenant. Que ceci ait été produit par cela est un fait ; que cela ait produit ceci n’était que potentialité. On ne peut jamais expliquer qu’après coup la forme que prennent les choses. Qu’elles soient ainsi était, a priori, largement incertain. L’actuel n’est que la matérialisation d’un possible. La réalité qui semble être la nôtre aurait pu être tout autrement… ou ne pas être du tout. A moins de croire que quelque mouvement téléologique ait pu peser sur le monde des probabilités ou encore d’accepter que ce qui est arrivé comme ce qui n’est pas arrivé appartient à une même nécessité immuable, il faut convenir que ce qui nous constitue nous échappe largement. L’enchaînement des formes relève mystérieusement d’un conditionnel instruit par on ne sait quelles circonstances. Si les changements se produisent suivant la loi de la cause à l’effet, l’effet, à bien y regarder, n’est qu’un avatar échu d’un potentiel infini de possibilités livrées à la providence. Il n’y a pas de raison pure. Il n’y a possiblement pas de raison du tout. Seulement une histoire que l’homme se raconte pour se rassurer, un fantasme intellectuel qui voudrait nous faire croire que l’évolution se développe de façon cohérente et vertueuse vers un but. Or, on se rend bien compte qu’il n’y a pas plus de progression unique de l’humanité que de direction commune aux différentes cultures. Fatalement, le chaos, un jour, rebat les cartes. »
J’en étais à ce point de mes considérations tandis que le jour décroissait peu à peu sur la savane. Bientôt viendra le crépuscule, l’heure où, comme on le sait, les lions viennent boire… Mais il n’y a pas de normalité dans le monde sauvage, pas de raison, pas de pourquoi. Chaque comportement relève de l’hypothèse. Tout y semble aléatoire, étrange et surprenant. Impossible de déduire des règles strictes et immuables —comme en réclame l’humain— sur ce qui motive et conduit les animaux à agir de telle ou telle façon. Même si l’on peut miser sur des probabilités, tout ne repose que sur des conjectures. Il s’agit ainsi d’abandonner d’emblée les intentions préconçues, les attentes circonstanciées et les idées toutes faites pour accueillir le spectacle tel qu’il peut se présenter sur le moment, tantôt réjouissant, tantôt décevant, sans chercher à vouloir le soumettre aux caprices de la volonté, tout en laissant libre cours à nos facultés d’émerveillement. La nature d’ici n’est pas de celle des jardins à la française qui se plie à nos dispositions et se range à nos désirs. Il s’agit moins de la soumettre à notre volonté que de l’apprendre humblement, patiemment, résolument. A l’accepter ! Cela fait longtemps que je suis sur place, assis dans mon véhicule tout terrain derrière mes appareils photo, à attendre… Attendre quoi exactement ? Que quelque chose survienne. C’est ça le sauvage, une quiétude absolue proche de l’engourdissement et puis soudain, sans que rien ne le laisse présager, l’impromptu surgit… qu’il faut —comme photographe— savoir capter ! Cela exige de rester vigilent, éveillé, sur le qui-vive. Aussi, pour patienter, je regarde les arbres, je scrute les herbes, j’observe les nuages… jusqu’à ce qu’insensiblement ma pensée, réfractaire aux contingences, dérape et s’envole vers des considérations paradoxales qui —entre réminiscences et spéculations— dépassent de beaucoup mes compétences mais ignorent superbement les légitimités. Car, seul dans la savane immense, déconnecté des règles et des normes, sans avoir à rendre de compte, l’entendement change d’allure. L’esprit se laisse aller à de drôles d’idées. L’intelligence fantasme.
« De prime abord, l’humain s’inscrit dans l’espèce des animaux voraces. Naît primate (du genre homo, de l’espèce sapiens), l’individu se fait — plus ou moins— Homme selon les occurrences. La totalité du réel est comme un organisme vivant et diversifié. Je sais ce que le philosophe Johann von Herder disait à ce propos. Chaque époque, chaque civilisation, chaque société, chaque créature a son bonheur propre, sa valeur propre, sa finalité propre. Chaque temps porte en lui son centre de félicité. Tenter de réduire l’homme à une unique valeur relèverait au mieux de l’utopie, au pire de la tyrannie. Avec le fatal risque —l’histoire ne manque pas d‘exemples— d’engendrer de monstrueux massacres, de la terreur au génocide. Une diversité illimitée de modèles également légitimes devrait idéalement pouvoir coïncider à l’intérieur de l’humanité. Il faudrait alors convenir que l’universalité ne repose pas sur des référents catégoriels mais sur des sensibilités fondamentales ; que la valorisation du soi ne réside pas sur une faculté hégémonique de domination mais plutôt dans le désir coopératif de partage ; que l’optimisme se trouve, non dans un progrès utopique de l’histoire, mais dans le gout de l’individuel présent ; que l’intelligence se situe, non dans la sécheresse d’une raison dogmatique, mais dans la singularité polychromique du psychisme humain. Par ce positionnement phénoméniste qui rejette les a priori chimériques au profit de l’expérience sensible, Herder s’inscrit dans la lignée des penseurs empiristes anglo-saxons, Locke, Berkeley, Hume… lointains héritiers de Protagoras qui, 500 ans av JC, soutenait que toute réalité se réduit au sensible, seul objet d’expérience possible. Considérant la matière fluctuante et mobile, le maître de rhétorique avait déjà, en son temps, conclu à la variabilité humaine. Il assurait que tout est relatif à l’instant. Mais si l’épopée dont nous sommes les rejetons est contingente et incertaine, elle est aussi unique et prodigieuse. Comment imaginer, sans être saisi d’un incommensurable vertige, qu’aucun croisement gamète femelle/gamète male n’ait jamais donné un même résultat depuis que l’homme est homme, qu’aucune forme d’existence ne se soit reproduite exactement à l’identique depuis que la cellule ait inventée la reproduction sexuée? Et la vie est là, depuis un milliard cinq cent mille années, complexe, imprévisible, prodigieuse… développant, organisant et sophistiquant ses combinaisons à l’infini. Surement qu’un biologiste trouverait cet étonnement probabiliste puéril en regard des processus neuronaux de chimio-attraction, ou qu’un religieux le sanctionnerait au nom d’une toute puissance immanente et inaltérable mais, pour moi, observateur profane, voyageur ignorant, cela semble tout bonnement stupéfiant. Nous vivons dans le miracle permanant et ne nous en étonnons pourtant plus. »
Ce sont sûrement ces réflexions approximatives, monologues baroques, méditations bancales, que je retiens au hasard des supports qui me tombent sous la main qui rendent supportable, parfois jubilatoire, la fatale lassitude qui, à un moment, ne manquerait pas de se dégager des interminables attentes qu’impose la captation du monde sauvage. Tout —à la longue— finit ainsi par se confondre, pensée et vision, mémoire et sensation, présence et illusion, en une nébulosité contingente proche de l’envoutement. Flottement hypnotique où viennent s’immiscer d’ordinaires exceptions : l’apparition d’un oiseau, le passage d’un coléoptère, le surgissement d’un reptile, le mouvement d’une plante, la posture d’un arbre. Toutes ces choses qui s’offrent à l’attention tandis que l’idée va librement son cours vers des horizons indécis. Elle vagabonde comme un papillon sur un champ de fleurs, rebondissant de questionnement en questionnement selon les vents porteurs. Parfois la rêverie l’accapare longtemps, parfois le réel la sabre brutalement. Un vervet, singe vert, lance un cri d’alarme. Les impalas qui s’étaient approchés de la mare relèvent la tête. Je les vois nerveux. Leur manège indécis retient un temps mon attention. Les tourterelles se posent, boivent furtivement, s’envolent et reviennent dans un bruit d’ailes froissées. Et tout redevient étrangement paisible comme figé. Le soleil bas projette loin les ombres. La lumière va bientôt basculer dans un monde qui ne m’évaluera plus. Toutes les images accumulées depuis la nuit des temps dans les méandres de la mémoire, en une sorte d’inconscient collectif, resurgissent alors en phantasmes au gré de ce moment particulier farci d’évocations, de projections, de mystifications… qui pousse l’absent au présent. Émotion crépusculaire qui semble mystérieusement inciter les animaux —particulièrement les primates— à se tourner rituellement vers le soleil couchant ! Aussi plongé dans la nature vespérale toute vibrante de simulacres, tandis que le jour va s’éteindre, qu’il nous échappe, monte comme un appel au secours, le désir de poursuivre, de prolonger l’extravagant privilège de se sentir exister.
« Tournant le dos à son histoire naturelle, l’homme moderne a voulu s’émanciper. Se réclamant humaniste, il a dit ne pas être tout héréditairement. Fort de cette prétention, il a cru pouvoir se déclarer responsable de son identité individuelle. D’héritier, il s’est affirmé fondateur. Maître de son destin. Poussant aujourd’hui l’exigence jusqu’à vouloir imposer ses ambitions à l’ensemble des forces originelles. Pourtant, même au plus haut degré de son émancipation d’avec la nature, l’homme sent bien qu’au profond, c’est elle qui le mène, elle qui le domine, elle qui le dépasse, elle qui le défait dans tout ce qu’il peut vivre de pulsions, d’affections, de déficiences et finalement de dégradation. L’autonomie que revendique l’humain est —à entendre l’éthologue Konrad Lorenz— originellement soumise au processus de développement biologique fondamental dit de la néoténie. Selon ce principe, l’homme arriverait au monde prématuré et inachevé. Indéfini en quelque sorte. Fascinante particularité biotique qui entraînerait l’inaptitude que le nourrisson présente dans sa longue dépendance vis-à-vis des adultes et favoriserait par ailleurs l’extraordinaire plasticité de son organisme qui fera son adaptabilité, son autonomie, son identité… et, au bout du compte, toute la culture et toute la société. D’où la place particulière que l’homme occupe dans l’histoire de l’évolution par le besoin qu’il a de se réapproprier le monde par la parole, l’intellect, la technique… On ne naît pas Homme, on le devient ! Confirmant cette lumineuse intuition initialement lancée par l’impertinent chanoine Erasme, le non moins impudent Pic de La Mirandole déclare que la nature de l’homme ne contient rien sinon la capacité de s’inventer, s’autorisant à faire ainsi parler celui qu’il nomme le parfait ouvrier : Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les ais et les possèdes selon ton vœu, à ton idée […] C’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature… Mais quelle est cette identité singulière que je prétends posséder ? Où loge ce moi dont je me réclame ? Qui est ce je qui s’exprime par moi ? Questionnement plein d’embarras qui, depuis 3 000 ans, occupe les nuits et les jours des plus géniaux penseurs occidentaux… sans qu’aucun d’entre eux n’ait jamais pu lui apporter de réponse définitive. Sûrement parce que ce moi est protéiforme —tel que le conçoit Freud— ou chaotique —comme l’entend Hume ! Qu’il oscille, la vie durant, entre des courants héréditaires (instinctifs) et des courants culturels (réfléchis), passant des uns aux autres selon les fluctuations inextricables du milieu. Et si, pour un moment emporté, grisé par ses propres créations, ses propres fortunes, ses propres vanités… l’homme, tel qu’il apparaît à l’acmé de son âge, raille les paroles de l’Ecclésiaste, la nature se charge de lui en rappeler la pertinence décisive. Car, tout comme elle eut le premier mot, c’est bien à elle, qu’en définitive, revient manifestement le dernier. Inéluctablement, elle nous absorbe et nous reconditionne, nous disperse et nous recycle dans sa tourmente insondable. Restituant sous d’autres formes (visibles ou invisibles) les composants qui furent nôtres et auxquels la conscience a pour un moment prêté consistance. Brassage cataclysmique dont le ciel nocturne semble porter le mystère. »
Tandis qu’elle se referme sur l’espace terrestre, la nuit africaine s’ouvre sur un univers plus grandiose et insondable qui —à défaut de l’appréhender— semble fertiliser la pensée. Entre Orion et Scorpion, le ciel nous adresse des signes indistincts et magnifiques que les hommes ont, depuis toujours, tenté de comprendre et qui nous échappent encore. Le ciel semble nous défier ! Et aucune science —à en croire les astrophysiciens eux-mêmes— ne pourra jamais venir à bout de son mystère ahurissant. L’homme est condamné à l’ignorance. Tandis qu’il se montre si serein et apaisant, sage comme une image, presque stationnaire, le ciel est mouvement. C’est —nous dit-on— un espace de fuite et de furie encombré de milliers de milliards de soleils regroupés en milliers de milliards de galaxies interactives qui s’entrechoquent et se dévorent les unes les autres. Enseignement ahurissant qui percute l’entendement à la mesure de nos modestes facultés cognitives. Pour le microbe comme pour l’étoile, la loi naturelle issue du bing bang serait la même dans tout le cosmos. Ce qui est en Haut est comme ce qui est en Bas ; ce qui est en Bas est comme ce qui est en Haut, disent les anciens grimoires alchimiques. Haut et Bas à la fois s’opposent et se répondent. Quand, sous l’impulsion du vertigineux déploiement stellaire qui s’agite au-dessus de nos têtes, une exaltation quasiment métaphysique se saisit de la pensée, pourrait-on convenir qu’en questionnant le mystère dans ses expressions les plus profondes on pourrait comprendre l’étoile ? Faudrait-il descendre très bas pour trouver un accès au très haut ? Posée des métropoles où les lumières artificielles piègent celles du ciel dans un halo d’indifférence et de suffisance béates, la question semble déplacée. Mais ici, plongé dans les profondeurs obscures fortement imprégnées d’étrangeté, le surnaturel s’impose naturellement. C’est du moins ce dont s’empare ma pensée tandis que, roulant vers le camp, les phares du véhicule révèlent dans leurs faisceaux une substance vibrante d’êtres microscopiques, médiatrice entre le corpusculaire et le constellaire. De l’invisible au visible, de l’absent au présent, du familier au singulier, de l’inoffensif au redouté, l’imagination a vite fait de déraper dans l’énigme et la confusion. Enfant hasardeux du cosmos, je flotte dans la nuit où se mêlent et se confondent l’attention, le songe et l’hallucination. Au mystère infini des origines de l’univers s’attache le mystère renversant de l’existence.
« La conscience échappe aux capacités explicatives des sciences du savoir, comme elle échappe aux algorithmes les plus sophistiqués, comme elle échappe aux philosophies les plus éclairées. Doit-on la réduire à une simple problématique physique dont le secret teindrait dans le million de milliard de connexions nerveuses logées dans notre cerveau (100 milliards de neurones comprenant chacun au bas mot 10 000 synapses) ou peut-on la voir comme une proposition extra-organique transcendante échappant à toute connaissance empirique ? Doit-on se fier à Descartes plutôt qu’à Pascal, suivre Quine plus que Sheldrake ? J’avais, lors d’une étude sur le chamanisme, interrogé là-dessus un praticien retiré sur les hauts plateaux mongols qui, après un long silence, me répondit laconiquement : je suis comme un poste de télévision, un récepteur de l’invisible. Le cerveau serait —à le suivre— comme une sorte de terminal qui opèrerait l’interface entre l’immatérialité et la matérialité. C’est ce à quoi croyaient les anciens astronomes, évoquant l’esprit astral ou l’esprit sidérique. C’est ce que défend la médecine traditionnelle chinoise. C’est ce que soutient le canon bouddhique. Cela flatte notre désir d’émerveillement, encourage notre aspiration à nous vouloir autre chose qu’un simple dispositif biologique ! Mais, qu’il soit scientifiquement expérimental ou purement métempirique, le problème de la conscience reste entier et d’autant plus complexe qu’il semble lié à une pure projection. Curieusement, on ne peut l’appréhender dans son instantanéité. La conscience semble toujours en retard sur le vécu. Une certaine distance nous sépare inexorablement de l’instant comme si l’existence ne pouvait être chaque fois saisie qu’après coup, qu’elle ne saurait être qu’une ex-istence (une posture d’avant). Ainsi, le présent semble hors de portée. Peut-être n’existe-t-il pas vraiment ! N’est-il qu’une vue de l’esprit ? Divisible à l’infini, il nous échappe perpétuellement. Il se rapetisse au fur et à mesure qu’on cherche à le délimiter. Est-il dixième, centième ou millième de seconde ? Que pourrait-il être d’autre qu’une simple spéculation ? L’ici et maintenant est lié à la seule conscience de l’instant découpé dans l’extension. L’idée des choses ne peut manifestement venir qu’après la réalité des choses. L’immédiateté ne semble saisissable qu’à travers ses empreintes de la même manière que les sceaux réclament le papier pour être lus si bien qu’il ne paraît jamais possible d’en capter que des impressions. Entre le fait organique et le fait intellectuel, entre l’être réel et l’être pensé, s’exerce une atemporalité comme une suspension ou plus exactement une incubation. Espace incommensurable qui semble échapper aux lois classiques de la physique où semblent s’échauffer les ferments de l’imaginaire pourvoyeurs de poésie et d’inventivité dont naîtront les formes essentielles de l’esprit artistique. Ce n’est qu’après… quand la réflexion prend le pas sur la divagation, quand la raison s’impose à la fantaisie, quand l’indécis se fige en croyances que s’opère le grand travestissement des possibles. »
A force de déambuler, solitaire, suivant le seul souci du moment, tantôt saisi par l’image tantôt capté par le mot, j’en étais venu à ne plus faire de différence bien nette entre la vie rêvée et la vie réelle. Qu’elle soit vraie ou affabulée, l’image, pensais-je —me remémorant les dessins animés qui m’avaient ému enfant — , produit les mêmes résultats. On pleure et rit sur elle comme sur le vivant. Seule semble compter la représentation. Seul vaut le symbole. On vénère les statues, les totems, les icônes… Aussi les arbres, les plantes et les sources… Tous déclenchent des pulsions révélatrices d’affects qui, dépassant notre entendement, renseignent sur notre nature la plus profonde. Celle qui pointe dans le silence, dans la solitude, dans l’abandon et dans la nuit. Je stoppe le véhicule. Tout est noir et silencieux. Je perçois la respiration étouffée de la forêt qui peu à peu m’imprègne et m’entraîne dans un univers toujours plus obscur, au cœur des ténèbres. L’élimination de la magie en tant que technique de connaissance a écarté la croyance en l’invisible. La nature en a perdu son âme, l’homme une part d’enchantement. Le développement des monothéismes, des philosophies et des sciences a ridiculisé les anciennes théories animistes qui voyaient en tout l’esprit et accordaient du respect à la moindre forme de vie. Nous avons érigé notre fiction à hauteur d’un absolu. Il s’en faut portant de peu pour que ressurgisse la fascination des premiers âges. Un moindre bruissement, un lointain feulement, un léger chuintement suffisent pour que la raison s’effraie et que le pragmatisme cède à la divagation. Tout de cette obscurité gloutonne qui anesthésie les corps pour mieux agiter les pensées pousse l’inquiétude à produire, de feuilles, de lianes et de branches, des images démoniaques qui ont tôt fait de plonger les sens dans la confusion jouissive de l’effroi. L’observation de la faune nocturne répond à l’interaction du dévoilé et du caché selon la loi de la probabilité. Beaucoup d’animaux sont rares ou craintifs. Quelque uns, tels que le protèle, le pangolin, le ratel…, vivant dans le grand secret de la nuit noire, échappent même à toute observation. Mais la vie sauvage n’est jamais totalement absente. Un serval, une genette ou une panthère, prédateurs de l’ombre, peuvent, à tout instant, surgir sous le projecteur que je brandis tout en poursuivant ma route. Mais ce sont plus fréquemment les yeux d’un galago, ce touchant petit être au regard d’extra-terrestre que les anglais ont plaisamment nommé bush-baby, qui s’inscrivent dans mon faisceau de lumière rouge. Et c’est comme revenu d’une immersion lovecraftienne que troublé, comme disqualifié par une force clandestine qui m’arrache au monde, je reprends ma route chaotique vers le campement.
« Tout, en fin de compte, tient dans l’interprétation des égarements. Mais qu’est-ce qui fait que nous nous rangeons à une idée plutôt qu’à une autre, que nous nous enfermons dans des stéréotypes, que nous nous soumettons à des modes ? Une théorie, soutenue par les chercheurs anglo-saxons Daniel Dennett, Richard Dawkins et Susan Blackmore, postule que des éléments de culture —qu’ils nomment conventionnellement mèmes— se copieraient spontanément de cerveau en cerveau, spécifiquement à travers l’imitation, pour contraindre nos comportements, nos habitudes et nos croyances. Qu’importe le terme employé pour synthétiser ces éléments de spéculation épidémiques. Indifféremment, nous pourrions nous amuser à penser qu’un biologiste puisse les nommer réplicateurs ; un médecin, contagions ; un linguiste, analogies ; un chercheur, virus, un photographe, contretypes… qu’il n’en résulterait pas moins que nous nous tenons généralement dans des postures dont les tenants échappent à notre libre arbitre voire à notre conscience. Nous absorbons en permanence des éléments de pensée qui au-delà de toute réflexion marquent nos comportements et déterminent nos réactions. Nous vivons sous influences ! C’est ainsi que les fictions deviennent des réalités à force d’être réactivées. C’est ainsi que l’accoutumance fait croire à l’existence d’un monde stable. C’est ainsi que le dissemblable s’affirme semblable. C’est ainsi que se construisent les idéologies. Sur l’absence de discernement. Mieux qu’un messie, il faudrait un Socrate pour nous faire questionner sans cesse sur la pertinence de nos contradictions et en fin de compte de notre profonde ignorance ou encore un Epicure pour nous enseigner le bonheur paisible du désengagement par l’observation détachée des choses. Depuis toujours, nombre d’admirables et vertueux penseurs ont cherché à cerner la Vérité en tentant d’apporter aux choses des réponses définitives. Circonspects par tempérament, péremptoires par disposition, renfrognés par fatalité, ils ont surtout réussi à corrompre les désirs naturels d’émerveillement par des excès d’exigence intellectuelle. Trouvant essentiellement dans leur quête idéologique de quoi étancher leur désarroi existentiel —ce qui n’est déjà pas si mal— plutôt que d’ouvrir leur regard sur le monde. Car aucune idée, même la plus désintéressée, même la plus pure, même la plus généreuse, même la plus élaborée, même la plus pertinente, même la plus séduisante, n’est unanimement acceptable. Ce qui fait dire au physicien Werner Heisenberg (cofondateur de la mécanique quantique) que le contraire d’une vérité profonde peut être une autre vérité profonde ! Ainsi avertis des pièges de la pensée et des chausse-trappes de la certitude, il faudrait admettre qu’il ne peut y avoir de dessein suprême ni d’aboutissement final accessibles à l’entendement. Et si le but visé est l’affranchissement —échapper à toute totalisation, comme on veut le supposer — , rien n’égalera jamais le simple principe qu’enseignait Montaigne : Penser par soi-même, c’est d’abord se délivrer de tous les mots d’ordre. C’est ainsi accepter l’incertain, le relatif, le fortuit, l’ouvert. »
Le biorythme de la savane s’accorde à la course du soleil. Les heures que l’on conçoit communément égales, prennent ici des durées différentes. Elles semblent s’étirer sous la chaleur du jour, se condenser aux heures crépusculaires pour, avec la nuit, sombrer dans l’intemporalité. Plus ou moins riches, plus ou moins harmonieuses, plus ou moins excitantes, elles se goûtent différemment selon le moment… se calent sur l’horloge mentale. Combien de temps mon tête-à-tête avec les ombres de la nuit avait-il duré ? Je ne saurais le dire. Rien sous la lune grise ne semble avoir fondamentalement changé. Tout semble même s’être curieusement immobilisé comme si jamais plus le monde ne devait s’arracher aux ténèbres. Ce n’est qu’en approchant du campement tout auréolé de lampes à pétrole, que je renoue finalement avec le sens commun. Bien vite après avoir déposé mon matériel photographique, je rejoins l’abri de toile où le repas est servi. Ni télévision, ni téléphone, ni computer ne viennent s’interposer dans les relations humaines et les péripéties du jour prennent vite des dimensions homériques ajustées à la consommation de brandy ou d’amarula. Et c’est l’esprit léger qu’après m’être attardé quelque temps auprès d’un feu de bois, je me dirige vers mon refuge nocturne. La lune est déjà haute. Si peu encombre ma pensée. Détaché des sollicitations et des inquiétudes, l’isolement semble une richesse, l’espace un luxe. Seulement conscient de respirer, de marcher, d’entendre, de percevoir… et d’en tirer satisfaction, je verse dans une euphorie stupide et délicieuse. Simplement réjoui de me sentir en vie, présent au monde. État quasi sophrologique où le conscient et l’inconscient se rejoignent et s’échauffent. Ces moments sans masque prétendument perdus peuvent s’avérer plus féconds que les exigences de résultats que réclame notre mode traditionnel de fonctionnement. La clarté solaire de la lune ronde couche l’ombre des arbres sur le chemin dessinant des vides et des pleins si marqués que je m’imagine enjamber des précipices. Je me laisse gagner par une gaité enfantine et comme par jeu accompagne chaque foulée d’onomatopées, disputant aux hyènes et aux oiseaux nocturnes le silence de la nuit. Ainsi je vais, secoué d’éclats de voix nerveux —et légèrement alcoolisés— sur le chemin noir jusqu’à mon lit. Et à l’abri sous la moustiquaire, tandis que mon regard se perd dans l’espace incommensurable du ciel, mes pensées vont et viennent un moment, entre prostration et exaltation, avant de basculer dans le dédale insondable d’une rêverie incertaine.
« Qui nierait qu’il y a des milliards de façons de percevoir le monde, un monde en perpétuel changement ? Le réel ne cesse de se démultiplier à travers un faisceau de considérations analogiques. A chacun de se faire une idée de l’ordre des choses. On peut observer les hommes, rire de leurs sottises ou en avoir pitié, mais il faut les laisser libres de suivre leur chemin, défend Herman Hesse. Entendre la voix qui murmure en soi, ce daïmon qui nous inspire en secret —comme le concevait Socrate — , ce dieu qui vit sous notre argile charnelle —comme l’imageait Rimbaud — , implique qu’on se défasse des adhérences, des obéissances, des conformismes… pour que la conscience, allégée des vielles idéologies et des pesanteurs iniques, puisse s’élever à notre propre entendement. Cette figure démonique, avatar d’une nature indocile, apparaît comme une représentation fluctuante, balançant entre les choses dans une grande instabilité et une belle illusion, glissant selon l’humeur du moment d’un pôle à l’autre du tempérament au gré des perceptions et des sentiments. Ainsi, il faut admettre que cet esprit qui parle à notre conscience hésitante soit indistinct, inconstant, indécis, instable… et que, tel quel, il puisse rabattre notre suffisance égotique en s’inscrivant dans une ambigüité fondatrice comme si une inclinaison, dépassant notre entendement, se jouait de notre prétention. Car si chacun de nos actes crée l’homme que nous voulons être, nous sommes aussi par nos échecs et nos déceptions et même par ce que nous n’avons pas vécu dans nos rêves et notre indétermination. Le proprement humain ne réside pas dans l’accomplissement mais tout au contraire dans un inaccomplissement essentiel, professe Tocqueville. Il semble que le déploiement de nos capacités créatives ne soit jamais aussi performant que dans les voies les plus incertaines, les plus tortueuses, les plus hésitantes, les plus hasardeuses, les plus imprudentes… Communément, nous cherchons dans la logique et la rhétorique ce que seul l’exercice joyeux du vécu peut apporter. Se pourrait-il que Dieu —pour autant qu’il soit— se manifeste essentiellement dans la production de nos œuvres les plus inconsidérées, celles qui dépassent notre entendement, celles qui en définitive relèvent du génie ? Se pourrait-il que le moi —pour autant qu’il existe— ne puisse être saisi qu’au hasard d’états de conscience disparates et fugaces exprimés dans nos interactions ? Si le divin se manifeste ainsi de préférence dans l’impromptu, le fortuit, l’inespéré, le miraculeux…, dans ce qui, en conséquence, est hors du commun, hors de l’ordre établi, hors du conventionnel, le religieux, tenant du dogmatisme et de l’intransigeance, apparaîtrait alors clairement, par son immobilisme, tout bonnement impropre à pénétrer une activité divine sans cesse en mouvement. »
La nuit est passée, farcie du chant des grenouilles et de la jérémiade des singes. Bientôt les oiseaux commenceront à se manifester. Je les imagine, agrippés aux mopanes et aux baobabs tandis que les premières lueurs matinales estompent les étoiles. Plus tard je tenterai de mettre un nom sur leurs chants, d’arracher un peu de mystère à la brousse africaine. Les merles métalliques, communément nommés étourneaux africains, sont aisément reconnaissables à leur sifflement moqueur et strident jusqu’à en être irritant. Les rolliers dits à longs brins possèdent tout un éventail d’appels sonores difficilement identifiables qu’ils lancent pour abuser l’importun ou marquer leur territoire. Qui sait ? Les alouettes à nuque rousse sont de remarquables chanteuses. Elles répètent inlassablement des phrases musicales sur quatre ou cinq notes dans lesquelles les Anglo-Saxons —leaders incomparables du bird watching au point de faire chanter les oiseaux en leur langue — , croient reconnaître des hope-you-can-see-me. Les grégaires cratéropodes fléchés sont d’excellents choristes et reprennent crescendo des chants saccadés. Les bulbuls à œil noir sont de grands bavards. Ils vivent également en groupes dans les sous-bois. Ils utilisent de nombreuses expressions mélodieuses parmi lesquelles les observateurs anglophones ont surpris des wait-a-bit, des come-back-to-Calcutta ou encore des jwe, jwe, jwe. Les grives de Heuglin sont des musiciennes accomplies. Leur chant ne se limite pas à des anglicismes tels que think-of-it qu’elles lancent selon les périodes sur différents tons. Elles savent aussi siffler, jazzer et chanter en alternant variations, modulations et accélérations. Les fauvettes ou agrobates à dos roux, excellentes chanteuses elles-aussi, se livrent dès le matin à des concours de longs gazouillements répétitifs entrecoupés de cliquettements stridents. Par leurs chants, solitaires ou grégaires, les oiseaux enchantent le monde. Ils semblent peser sur l’écoulement du temps, déformer en quelque sorte la perception du moment en prorogeant l’instant dans la répétition.
« L’homme est homme parce qu’il ambitionne à s’inventer. Sans cesse, il se redéfinit. C’est dire que ce n’est pas l’intelligence qui fait la création, mais de la création que provient l’intelligence. Les neurosciences ont démontré la priorité chronologique et ontologique de l’intuition sur le raisonnement, de l’impression sur l’idée, du signe sur le verbe. Les artistes connaissent bien cet état flottant de réceptivité où, tout à la fois parfaitement présents et complètement absents, ils ressentent confusément l’impression de coïncider avec leur production, d’être eux-mêmes l’objet créé. Connaissance spontanée, sensible, indubitable que produit l’inspiration. A la question pleine de sous-entendus posée par Franz von Baader : L’artiste comprend-il vraiment sa propre idée avant d’avoir achevé son œuvre ? Johann Hamann répond clairement que l’artiste, au meilleur de son art, ne sait pas ce qu’il est train de faire. Il est un instrument à travers lequel s’exprime un pouvoir qui dépasse sa raison. Seul le geste compte vraiment. Là est sans doute l’unique réponse. Les artistes se projettent et se réalisent, dans un moment d’achèvement et d’harmonie où s’inscrit l’idée de suspension et de plénitude, une apothéose de l’éphémère que Cioran voit comme ce qu’il y a de plus sain et de plus pur dans la vie. Convaincu que nos mouvements psychiques s’accomplissent dans quelque chose d’obscur voire d’insaisissable, d’inexprimable, d’inconscient, de magique, l’étonnant Johann Hamann (qui fournira au romantisme ses premières armes) s’exclame : Tout est révélation ! Tout est miracle ! Nous cherchons en tout du sens et nous ne trouvons que des semblants, des spectres, des apparitions. Peut-être parce qu’il n’y a justement pas de réponse en dehors des apparences. C’est ce qu’assure, dans La critique de la raison pure, l’étrange monsieur Kant —qui a si doctement raisonné sur l’homme sans avoir jamais quitté le clocher de son village natal. Nous ne connaissons toutes les choses que nous rencontrons dans l’expérience que telles qu’elles nous apparaissent. Nous ne pouvons —dit-il— connaître que des phénomènes ! Seules les représentations que le sujet se fait des objets est réelle. Faudrait-il ainsi s’appliquer à croire sans y croire, vivre comme s’il y avait et comme s’il n’y avait pas ? Les réalités de l’existence ne peuvent être appréhendées que de manière perceptive, à travers —soutient Jung— une sorte de vision en images des activités de la vie. Ne pouvant saisir les choses dans leur consistance, il nous faut les aborder par leurs physionomies. A moins d’admettre qu’il existerait quelque part une idée préexistant à la lumière, quelque chose comme un verbiage divin, un logos immanent dont tout découlerait, l’image apparaît bien être l’élément fondateur de toute pensée. L’esprit est entièrement composé d’images, depuis la représentation d’objets et d’événements jusqu’à leurs concepts correspondants et leurs traditions verbales, assure le professeur Antonio Damasio. L’image préexiste à toute réalité. Elle est l’unité de base de l’esprit. »
Enclos de frêles parois végétales, sous un grossier auvent de branchages, mon abri est peu confortable et moyennement rassurant. Mais il est, par sa rusticité, propice aux laisser-aller débraillés de la pensée. J’y suis comme au cœur d’un dreamcatcher, captant les idées hasardeuses, les images fugitives, les croyances fortuites… qui surgissent de mes rêves, de mes lectures, de mes observations. Seule une chicane d’épineux le sépare de la scène sauvage. Après avoir pris une douche trop froide et enfilé ma parka sur des habits de brousse encore humides (ça c’est désagréable !) me voici dans le 4 x 4 où m’attend mon ami Felix, a fucking good tracker, si on peut dire. L’air est glacial. La nature est encore engourdie. Au petit matin, l’actualité de la brousse s’écrit sur le sable. Les traces laissées par les animaux sont multiples et confuses. Attirés par la floraison des arbres à saucisses, les éléphants sont venus tourner cette nuit autour de mon refuge. Leurs énormes empreintes circulaires marquent le sol. Parfois on voit celles en forme de feuilles à quatre limbes des hippopotames. Il y a aussi celles, bipartites, des buffles et celles, innombrables, en forme de cœur, des impalas et toutes les pattes d’oiseaux qui dessinent comme un parcours fléché. Les traces de fauves ne sont pas rares. Ils viennent fréquemment tourner autour des cases. Il y a celles, assez communes, des hyènes et des chacals puis celles imposantes des lions : quatre doigts et la marque de la paume. Et parfois, la marque d’une reptation, biffant le sable d’une signature ondoyante, trahit le passage d’un serpent. Même si les animaux ne sont pas immédiatement visibles, nous les savons là, à quelques mètres peut-être, tapis dans les broussailles. Une odeur, un bruit, un mouvement suffisent à abuser l’esprit, entre étonnement et inquiétude. Ce que nous percevons durant le jour comme une aimable association de formes et de couleurs nous apparaît dans la pénombre matinale comme un trompe-l’œil farci de faux-semblants. Des pièges à fantasmes ! Mais il ne s’agit pas seulement de voir, de sentir et d’écouter. Encore faut-il savoir associer les perceptions aux connaissances. Et en cela Félix n’a pas son pareil. Sans pouvoir être assimilé à une pratique scientifique ou artistique, le safari peut être au moins considéré comme un état d’esprit, une attitude, un art de vivre… Depuis qu’il est (généralement) moins question de tuer que de regarder vivre l’animal, cette activité est devenue plus qu’un spectacle : une découverte de soi. Du reste, l’expression anglaise to go bush équivaut au français revenir aux sources. Chaque sortie en brousse écrit ainsi une nouvelle histoire, unique et incomparable. Elle varie d’un endroit à un autre comme d’un jour à l’autre. C’est chaque fois un nouvel univers qui prend vie.
« Le processus évolutif a fait de nous des animaux doués de vision bien avant que le mécanisme anthropogénique aboutisse à la raison. C’est ce qu’exprimait déjà Platon dans le Timée : la vue a été créée pour être, à notre profit, la cause de l’utilité la plus grande. Aucun des discours qui puisse se tenir sur l’univers n’aurait pu, estime-t-il, être possible si nous n’avions vu ni les astres, ni le soleil, ni le ciel. C’est ainsi à la vision —qui a permis d’entretenir des recherches sur la nature de l’univers— que l’on doit l’existence de la philosophie. Mieux qu’une simple activité fonctionnelle qui permet de nous situer dans l’espace, la vision produit une conscience particulière des choses qui nous entourent. Elle se fait médiatrice entre les informations contenues dans notre psychisme et le ressenti qu’elles produisent dans tout notre corps, un peu à la manière dont les chauves-souris captent en retour les signaux vibratoires qu’elles ont émis. Nous dirons que la vision qualifie les choses selon la spécificité du regard tant il est évident que chacun perçoit différemment selon son humeur et son caractère. D’emblée, notre apparence nous identifie et nous positionne. Être, c’est être perçu ou percevoir, affirmait Berkeley. L’habile philosophe considérait la vision comme un langage en soi dans lequel les idées de la vue fonctionnent comme des signes. Même si les apparences extérieures peuvent être les moins véridiques —tel que le dénonce, par exemple, Shakespeare dans son Marchand de Venise—, c’est, qu’on s’en réjouisse ou non, d’abord à elles que l’on accorde un premier crédit. Nous le constatons régulièrement. S’inscrire dans l’humanité tient d’entrée —même si elle ne s’y réduit pas— à une question d’aspect. Toute notre existence se réalise dans l’image qu’elle offre d’elle-même, ratifie le théosophe Jacob Boehme. La psychosociologue Fabienne Bernard et moi-même, nous sommes livrés à une expérience révélatrice, dans le cadre d’une intervention auprès d’une entreprise présentant des dysfonctionnements liés à des différends entre ses membres. Il s’agissait, afin de lutter contre les idées arrêtées —qui se trouvent être à la base de la plupart des conflits — , de permettre à chaque participant de réaliser comme il l’entendait l’image photographique de chacun de ses collaborateurs. Au bout du compte, chaque individu se retrouvait éclaté entre différentes représentations, parfois très dissemblables, de lui-même, à la fois perturbé et enrichi par cette pluralité de regards. Outre que cette séance de prises de vue avait levé les blocages entre les collaborateurs, elle faisait clairement apparaître que nous ne voyons ordinairement que par habitude. Selon nos préjugés. Et qu’il faut des circonstances particulières pour qu’une remise en question puisse produire de nouvelles perspectives. L’image est significative ! Si bien qu’au bout du compte, plutôt que de nous interroger essentiellement sur un fond qui nous échappe cruellement, ferions-nous mieux de nous positionner sur sa relation avec la forme puisque, à s’en remettre à Victor Hugo, la forme est le fond qui remonte à la surface, ou à Platon —pour en revenir à l’Antiquité— quand il dit que ce sont les formes qui insufflent leur réalité aux choses. L’image n’est pas ainsi une simple reproduction. Elle ne donne pas juste le reflet des choses, mais illustre leur réalité profonde. Elle valide le réel. »
La contemplation de la nature s’accommode mal des comportements grégaires. Pour l’approcher et la comprendre, il faut la disponibilité d’esprit du promeneur solitaire aimant s’attarder sur toute forme d’intérêt. Chaque instant devient dès lors un privilège qui exige en retour autant de patience que d’écoute et implique une démarche personnelle de réserve et de modestie. Pour capter l’imprévu il faut demeurer disponible, curieux, intéressé et rester surtout en phase avec l’environnement. Eveillé. On ne convoque pas la vie sauvage, aime répéter Félix. Silencieux, nous voici arrêtés à proximité d’une termitière érodée par les pluies et taraudée de tunnels creusés par les écureuils de terre et que fréquemment squattent les serpents. Nous prêtons l’oreille aux bruits environnants. L’écoute donne, à ce moment, des indices essentiels. Tout bruit résonne loin dans le silence : miaulement, frémissement, crissement, sifflement, rugissement, craquement, hurlement, hennissement, gloussement… comme si la nature cherchait à manifester sa présence, à se faire comprendre. Nous savons maintenant quelle direction il faut suivre pour trouver les lions dont, au petit jour, on avait saisi les grognements. Les arbres sont encore baignés de brume. Leurs formes équivoques semblent danser dans les vapeurs bleues. Une lueur vermeille pointe à l’horizon comme si la Création resurgissait d’un foyer inépuisable de couleurs. Tout semble si paisible et harmonieux ! Nous abandonnons le véhicule et poursuivons à pied notre progression dans le bush, le nez tourné vers le sol sablonneux où la lumière porte les longues ombres troublantes des formations végétales. A cette heure hypnotique, faite de toutes les résurgences de la mémoire magique, la vie semble prise dans un miel ambré et sirupeux où s’estompent les frontières entre les règnes. Minéral, végétal et animal se confondent et se prolongent dans des assemblages indistincts de clartés et d’odeurs auxquels l’humain apparaît indéfectiblement lié. Le moment semble premier comme si nous renaissions de l’aube. Attentifs, un peu méfiants aussi, nous retrouvons nos instincts animaux. Les lions ne doivent plus être loin. A partir d’un certain âge, les jeunes mâles, vus comme des rivaux potentiels par le dominant sont écartés du cercle familial par celui-ci. Les exclus doivent alors s’assurer d’un autre territoire dans une brousse coupée de frontières imperceptibles à nos aptitudes mais manifestes à leurs sens et qu’il leur convient de respecter sous peine de confrontation sanglante. Nous avançons encore. Subitement et sans raison évidente, je pense au Loup des steppes de Hermann Hesse. Peut-être parce que, fendant les hautes herbes sans visibilité ni intention, je me sens m’enfoncer dans un théâtre obscur et magique seulement pour les fous, inaccessible aux gens normaux. Déconnecté des préoccupations générales, à cent mille lieux de la fureur technologique, du chaos des machines et des pulsions informatiques qui polarisent ordinairement notre attention au détriment de l’usage savoureux du vécu, j’avance, indifférent aux possibles, comme dégagé de moi-même, dans un ailleurs indistinct où chacun de mes pas ouvre la possibilité d’un improbable spectacle que devance mon imaginaire halluciné, un peu comme en plongée je me figurais surgir du bleu des monstres marins. Engagé dans ma fiction par une forme de pénétration intrépide, j’avance hypnotiquement dans les pas de Félix et finis par oublier la possibilité d’un danger. La tête ailleurs.
« Lors de mes séances de prises de vue, j’ai cru parfois, au contact de l’autre, approcher cette fécondité fondamentale, comme si un regard plus grand augmentait le présent, comme si une extension se cachait sous l’instabilité, comme si une démesure existait derrière les évidences. Intuition ou illusion ? Pourrait-on croire, avec Albert Einstein, à l’idée d’une transcendance ou faudrait-il accepter, avec Moritz Schlick —représentant majeur de la philosophie analytique — , que nous ne sommes rien de plus que des robots dépourvus d’esprit ? Nous avons l’intime conviction que la vie ne peut-être n’importe quoi. Que sous l’écorce monte la sève. Que dans la chair vibre un essor. Il nous apparaît —irraisonnablement peut-être— que le principe vital doit être animé d’une force fondamentale par laquelle le monde extérieur pénètre le monde intérieur, les perceptions deviennent humeurs, le simple se fait complexe. L’homme ne peut créer sans être lui-même dépassé par sa création, comme si à travers lui c’était la nature qui lui prescrivait sa règle, avance Kant dans une tardive tentative d’articulation entre les deux versants de notre faculté de connaître : la notion de nature (le sensible perçu par les sens) et celle d’autonomie (le suprasensible qui ne peut être perçu par les sens). Peut-être aurait-il pu ajouter qu’il en va pareillement pour l’amour, pour la haine et tous les sentiments ? Après lui, les Romantiques mettent en avant la primauté de l’irrationnel pour fonder leur dialogue avec l’univers. Et tandis que le positivisme néokantien s’installe dans la rationalité, ils en appellent au retour glorieux du rêve, de l’imaginaire, de l’intuition… L’accent est, avec eux, mis non plus sur un universalisme abstrait et la promesse de lendemains radieux mais sur la diversité culturelle du genre humain et le caractère exclusif de chaque être. Tout diffère assurément ! Chaque expression de la vie est unique. Et, de plus, nous la savons instable et transitoire. Elle ne propose jamais que des images furtives, imprégnées d’une certaine lumière, d’un certain caractère, d’une certaine humeur. La vie va dans un changement perpétuel. Aussi, plus que de formes, il faudrait légitimement parler de situations, d’événements, d’occurrences, de conjonctions, de circonstances, de simultanéités, de concomitances… Ainsi, tout événement prêtera toujours à de multiples lectures qui, en retour, le définiront. Et quand bien même il serait envisageable de présenter la Vérité, chaque individu l’entendrait différemment. Il y a autant de visions du monde que d’angles de perspective, car aucun ne saurait s’imposer comme étant commun à tous, fit remarquer le maître en rhétorique, Protagoras. C’est la cécité de notre regard, la pauvreté de nos sens qui nous fait croire à une seule vérité alignée sur notre physiologie. Pour l’oiseau, le chat, l’abeille, le chien…, la perception est tout autre ; le moineau voit la vie en rose, le chat en jaune, l’abeille en violet, le chien à peu près en noir et blanc. Le caméléon perçoit deux images distinctes. L’aigle peut repérer une proie jusqu’à mille mètres de distance. Les mouches enregistrent 200 images par seconde… Autant de visions du monde qui nous sont inaccessibles. »
La nature n’est pas aussi affranchie qu’on se l’imagine ! Elle est sous-tendue par des contraintes mystérieuses qui gèrent les relations intra et interraciales : signaux olfactifs, auditifs, visuels et peut-être extrasensoriels qui marquent, cadrent et découpent le paysage en zones d’influences. Chaque groupe possède sa propre expression chimique, son propre langage secret et silencieux que la science est encore en mal de traduire. L’animal ne se meut pas dans un nulle part sans rien comme l’écrit poétiquement Rainer Maria Rilke. Pas plus que l’homme il n’a accès à un espace totalement libre. Aussi, les jeunes lions restent-ils souvent groupés quelque temps avant d’en venir inévitablement aux griffes et aux crocs pour la possession d’un territoire et subséquemment des femelles. Comportement communément répandu dans le vivant — n’en déplaise à Rousseau ! Redressant théâtralement le menton, Félix attire mon attention sur un amas de crottes noires encore humides. Nous y sommes, dit-il en sortant son fusil de l’étui. Dans ces circonstances, notre comportement s’ajuste instinctivement à celui du plus sectaire des ongulés ! Comme le gnou, nous traçons notre chemin silencieusement, l’un derrière l’autre, comme pédalant en tandem, vers un petit bois de tecks derrière lequel nous savions se trouver l’un des nombreux points d’eau qui, au début de l’hiver austral, ponctuent de trous bruns le paysage de la savane. En cette saison, la migration des animaux développe, de mare en mare et jusqu’au fleuve un gigantesque jeu de pistes dont les règles cachées, d’une complexité quasi neuronale, semblent seulement lisibles de ceux qui le regardent d’en haut. Félix m’intime le silence. Nos pas soulèvent de confuses odeurs, entre lesquelles je crois identifier celle de la sauge. Nous progressons avec circonspection jusqu’aux premiers arbres, soucieux que le vent pousse notre odeur au large, puis nous nous glissons de tronc en tronc jusqu’à ce que la vue s’ouvre sur le point d’eau. Il y a là des centaines de buffles noirs, immobiles comme empêtrés dans les vapeurs qui s’élèvent de l’eau tiède, surmontés d’aigrettes blanches si peu actives qu’on les dirait factices. Certains, couverts de terre rouge jusqu’à mi-corps semblent être là, figés depuis des siècles dans leur caparaçon de boue. Pour seul mouvement, quelques jeunes au pelage roux se pourchassent entre les adultes impassibles. La patience est primordiale quand il s’agit de considérer le vivant. Nous attendrons, à l’abri du sous-bois.
« Nous ne pouvons pénétrer les choses en elles-mêmes. Tout juste en capter des aspects épars et, si l’on succombe momentanément à l’illusion de pouvoir connaître les objets dans leur ensemble, l’on se rend vite compte qu’on ne peut jamais en saisir qu’un aspect fugitif. Thèse que soutient le premier des Renaissants, Nicolas de Cues : Il est impossible à l’homme de se faire une image parfaite et définitive du monde, car tout point d’observation est différent et aucun n’est privilégie. C’est ce que Hume synthétisera trois cents ans plus tard, affirmant que le monde n’a de réalité que parce que nous le percevons. Comment comprendre que nous puissions croire à l’existence continue des corps extérieurs sinon par l’imagination, interroge-t-il. Cet admirable penseur montre que le premier visage de l’entendement, celui par lequel advient tout accomplissement, résulte, non des principes traditionnels de la raison, mais bel et bien des principes de l’inventivité. Je pense, donc je peux m’imaginer être ! Serait-ce à dire qu’il n’y a pas plus d’être que de néant mais un va-et-vient perpétuel entre le visible et l’invisible, le rassemblé et le dissocié, la forme et le chaos où seule persiste l’énergie. Être est, avant tout, produire une certaine façon d’être au monde. Apparaître. L’homme bâtit sa fiction à partir d’apparences fugaces et aléatoires. Il est par une série d’images, morceaux choisis d’états anthologiques qu’il classe par thèmes, genres, familles, origines, milieux, types, catégories… pour en faire une jolie histoire. Pour s’inventer une cohérence. Le monde n’existe absolument que comme représentation, reprend le cœur des philosophes, Kant, Nietzsche, Schopenhauer… rappelant qu’au xviie siècle, un certain Blaise Pascal avait été lui aussi saisi d’effroi devant l’infinitude de l’univers : Incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti, l’homme peut seulement discerner quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe, ni leur fin. On pourrait s’attarder encore sur la continuité de pensée qui depuis 2 500 ans nous répète que rien n’est à portée humaine sinon l’image que l’homme se fait du monde. Il ne peut y avoir de Vérité des choses mais seulement des approximations qui, dessinant des contours, leur donne peu à peu un sens apparent. Tout ce qui se montre à nous n’est qu’apparition spectrale ! Chacun est réduit à une certaine manière de voir, circonscrite par son expérience et sa sensibilité. Chacun est tenu à l’ajustement. Dieu est un poète, non pas un géomètre ! conclut élégamment Johann Georg Hamann ! Cette façon de reconsidérer l’existence installe l’image au centre de nos préoccupations, au cœur de la vie. Elle engage à un radical changement de point de vue relativement à tout ce que l’on nous a appris sous l’emprise désaccordée du langage. Elle impose une nécessaire remise en cause de nos habitudes catégoriques. Or, nous sommes, nous l’avons vu, douillettement installés dans des clichés, des préjugés, des stéréotypes qui certes nous protègent et nous rassurent mais qui aussi nous isolent et nous bloquent. Nous nous reposons sur une certaine image de nous et des autres. Nous regardons mais nous ne voyons pas ! En langage psy, cela se nomme l’effet de halo. Il fait ressortir la part inhibitrice de l’acquis dans la façon dont nous trions l’information à travers de ce que l’on sait déjà. Si la vision exige du cerveau de faire abstraction des changements continuels pour en extraire ce qui est nécessaire pour catégoriser des objets, elle sacrifie ainsi toute la matière qui semble sans intérêt mais qui est, en réalité, porteuse d’informations propres à renouveler cette vision. Ainsi, peut-on suivre Maurice Merleau-Pontyquand il écrit que la vraie philosophie, c’est de rapprendre à voir le monde. »
Dans l’attente, mon attention va aux grands arbres dont les silhouettes spectrales s’étirent sur les bleuités tremblantes. Par leur posture, les arbres nous parlent. Ceux d’Afrique australe disent la difficulté d’être, la soif, la chaleur, la douleur. Leur souffrance fait leur esthétique. Tous les arbres ont leurs histoires, leurs propriétés, leurs secrets que Félix me contait avec ferveur. On reconnaît facilement le baobab millénaire, vigoureux et tendre, rongé de cavités où viennent se désaltérer les oiseaux, les genettes ou les léopards ; le croton, aux fruits aromatiques que convoitent les écureuils et dont les pépins possèdent des propriétés antipaludéennes ; l’ébène au bois lourd et sombre, employé pour la fabrication des sculptures ; l’arbre à saucisses qui attire les hippopotames et dont le tronc sert à tailler les pirogues ; l’acacia cirier, refuge idéal des lions… Les arbres communiquent entre eux, avec les animaux, avec nous peut-être ? Mais, enfermés dans notre propre système de compréhension, nous ne savons pas vraiment capter l’énergie qu’ils émettent. Un acacia blessé peut rendre ses feuilles toxiques en augmentant leur teneur tannique. Attaqué par un grand herbivore, il parvient à avertir ses congénères du danger afin qu’ils puissent réagir préventivement. C’est pourquoi on ne voit pas le koudou, l’impala ou la girafe s’attarder longtemps sur un même arbre et ses voisins. Le marula, prunier d’Afrique ou arbre à cidre, produit des fruits odorants et enivrants, chargés en vitamine C, dont raffolent les éléphants qui, tels des buveurs intempérants, n’hésitent pas à s’en prendre violemment au tronc pour les faire chuter. Dans la même dynamique, l’homme en a tiré une liqueur irrésistible, l’amarula, propre à animer les veillées et charmer les insomnies. L’épineux mothone, est reconnaissable, à l’automne, par ses abondantes et minuscules fleurs crème qui lui valent le surnom local d’arbre à confettis. Sa racine, dont les Africains tirent une sorte de bière, posséderait des pouvoirs hautement aphrodisiaques. Le mopororo, ou arbre à pluie, doit son nom aux cercopes qui le squattent. Ces petits insectes émettent une substance qui crée une précipitation sucrée sous son feuillage… Peu à peu, les premiers rayons d’un soleil longtemps attendu réchauffent la nature. Les arbres abandonnent leurs transparences fantomatiques pour rejoindre le mode manifeste du végétal. Toutefois, plus que feuilles, branches et troncs les voici, à la lumière jaune, orchestrant une symphonie animale qui frémit et se déploie selon le jeu musical des antennes, des ailes et des pattes. Abandonnant à Félix la charge de surveiller le déplacement des buffles, je me laisse aller à l’écoute de la verdure en mouvement. Paupières closes pour y voir mieux. Car je sais qu’il faut parfois savoir fermer les yeux pour purifier le regard, pour recharger l’attention.
« Exerçant naturellement depuis l’enfance une prédisposition à la vision, nous croyons être parfaitement au courant de ce dont il s’agit. Et nous pensons ne pas devoir la remettre en cause. Seulement, pour ne pas avoir été suffisamment initiés à leur lecture, les images nous percutent sans que nous soyons capables de les décoder convenablement. Et les énigmes qui se cachent sous leurs apparences ne peuvent que nous échapper et par là même nous manipuler. Chaque être possède une histoire qui demande à être saisie, une instance d’être compris, un désir d’être vu. Mais voir ce que l’on voit ne va pas de soi ! Il s’agit d’un processus bien plus complexe qu’on le supposait voilà encore quelques décennies. L’on devine maintenant que plusieurs zones cervicales agissent conjointement à la fois sur l’action de capter et sur l’action de comprendre. Les expériences menées entre autres par le professeur Michael Herzog disent qu’entre ce que l’on voit et ce que l’on croit voir le champ d’interprétations est vaste. Une énorme quantité d’opérations s’effectue à notre insu. Notre conscience ne nous donne jamais accès à une sensation brute, mais seulement à une reconstitution du monde extérieur. Des myriades de processus inconscients coopèrent simultanément pour produire l’information la plus large possible sur notre environnement. Profusion de renseignements dont notre attention ne retiendra pourtant qu’une seule et simple expression. Le professeur Stanislas Dehaene fait remarquer que le seul fait de prêter attention à un objet fait s’écouler la distribution de probabilités de toutes ses interprétations possibles pour ne retenir que l’une d’entre elles. L’attention joue ainsi un rôle majeur dans notre interprétation du monde en ne portant à notre conscience qu’une seule image parmi la quantité infinie qui se trouve sous nos yeux. Et celle-ci s’imposera d’autant plus facilement qu’elle a déjà été remarquée. On conviendra que, plus les images nous sont familières, plus leurs apparences, patinées par l’usage, nous semblent banales. Elles perdent leur sens à force d’en avoir trop accumulé ! En abandonnant au seul profit du prêt-à-penser les facultés d’apprentissage sensoriel par lesquelles, enfants, nous expérimentions l’environnement, nous nous privons de toute possibilité d’investigation du monde présent. Que la censure ordonne notre for intérieur interdit l’accès à ce quelque part où quelque chose de lumineux, semble vouloir s’exprimer au niveau de l’émotion. Il s’agit de savoir voir dans le sens où l’entend Oscar Wilde quand il avance qu’on ne voit bien les choses que lorsqu’on en voit la beauté. Non pas le beau pour le beau mais le beau pour le sublime, pour le lumineux, pour le rayonnant. Pour transfigurer l’angoisse et conjurer la terreur existentielle ! La beauté n’est pas un concept abstrait que l’on pourrait cerner par des mots mais une sensation charnelle, un émerveillement qui nous transporte dans une contemplation ravie et apaisante des choses. Croire à la beauté, c’est véritablement là un acte humanitaire dit le metteur en scène Jan Fabre. L’Univers qui prend sa beauté, c’est l’Univers qui prend son sens, ajoute l’historien Gaston Roupnel. Cette quête de la beauté nous apprend—dit-il—à voir et à écouter l’Univers comme si nous en avions maintenant la saine et soudaine révélation. Elle nous rend pour ainsi dire l’homme émerveillé qui écouta naître les voix dans la nature. On peut aussi admettre avec Alain Beltzung, auteur d’un remarquable Traité du regard, que remonter au mystère de la vision est d’abord une démarche artistique. »
Il ne faut pas croire que la nature produise continuellement de l’action. La plupart du temps, il ne se passe rien de bien grandiose. Du moins rien par quoi l’attention soit irrésistiblement attirée. Chercher à retrouver dans le milieu sauvage ce que montrent les documentaires animaliers serait peine perdue. Pourra-t-on, peut-être, et au mieux, avoir la chance de saisir une fraction de ce que des équipes de cinéastes mettent plusieurs années à réaliser en demeurant sur place jour et nuit. La nature est fondamentalement imprédictible. C’est ce qui fait son charme ! Elle nous entraîne chaque fois pour de nouvelles aventures dans le domaine de l’improbable. Devrions-nous la parcourir quotidiennement, repasser par les mêmes endroits, patienter aux mêmes points, qu’elle produirait un spectacle toujours différent. Il ne se passe pas de jour sans que quelque chose de neuf et d’intéressant se présente pour qui sait accueillir l’inattendu ! On peut ainsi en espérer une petite dose quotidienne de prodige. Les buffles se sont activés. Certains semblent inquiets. Cet état gagne peu à peu l’ensemble du troupeau qui se regroupe autour des plus jeunes pour ne plus devenir qu’une sorte d’hydre irréductible. Tous regardent dans la même direction. Les plus robustes font front. Leurs cornes imposantes dissuaderaient toute tentative d’agression du félidé le plus audacieux. Combien de fois ai-je vu des buffles humilier les prétendus rois de la jungle ! A l’évidence, les fauves que nous traquions sont là, tout proches, tapis dans les herbes. Mais ce sont les éléphants qui créent subitement la surprise en débouchant des sous-bois, au petit trot, comme dans un dessin animé de Walt Disney, agitant les oreilles tant, peut-être, pour effrayer les buffles que pour refroidir leur système sanguin. Il ne manque que les trompettes de la marche du Colonel Hathi ! Les premiers, balançant haut la trompe, lancent quelques barrissements tonitruants. L’autorité des éléphants est indiscutable et tout animal un tant soit peu averti se détourne vite de leur route. Non sans quelques rebuffades et dans le désordre, la communauté des bovidés se résigne à quitter la mare pour laisser la place aux pachydermes qui repoussent hors du périmètre convoité les derniers récalcitrants dégoulinants de boue. J’observe la scène, charmé. Le spectacle des éléphants est toujours un enchantement. Leur énormité même […] leur gigantisme représente une masse de liberté qui fait rêver, écrit Romain Gary dans Les Racines du ciel. La harde, conduite par les femelles, rassemble plusieurs jeunes dont la démarche encore pataude déclenche d’irrésistibles bouffées de tendresse anthropomorphique. Un tel ravissement suffit à dissiper toutes les questions ontologiques par une sorte d’abandon du soi. Accordé à l’instant, je perçois, comme une évidence, que l’intelligence du monde n’est pas foncièrement une question de volonté mais aussi de vulnérabilité, que l’entendement n’est pas uniquement une affaire d’intellection mais autant d’esthétique, que vivre ce n’est pas seulement matière à compréhension mais encore à contemplation.
« On rêverait qu’une éducation par la beauté permette un jour de dépasser l’état de souffrance ordinaire pour aboutir à un état de satisfaction esthétique qui, tout d’abord reconnu dans le monde de l’art, puisse s’étendre à tous les autres domaines, relations sociales et morales. Jugée inutile à la bonne marche de la société, l’initiation aux arts en général et visuels en particulier est généralement regardée avec condescendance, méfiance ou mépris. Or, l’éducation artistique est certainement la discipline la mieux capable d’éveiller en l’homme des authenticités gratifiantes susceptibles de le mener à un épanouissement personnel, original et désintéressé, source en définitive d’un véritable bien être. Cette façon d’agir visant d’abord à un développement harmonieux de l’individu, s’oppose aux exigences de rentabilité, de productivité, de popularité qui sous-tendent d’autant plus les systèmes politiques que ceux-ci, penchent vers le totalitarisme. Faudrait-il rappeler comment, dixit Tocqueville, une société d’individus égaux consacre la domination de la médiocrité bientôt livrée à l’appétit des tyrans. Ne nous étonnons pas que, de la sorte cadenassée par l’obsession utilitaire, l’éducation fasse que si peu de personnes aient, au cours de leur vie et notamment lors de la période la plus formatrice, eu véritablement l’opportunité d’apprendre à voir par eux-mêmes, d’entendre par eux-mêmes, de sentir par eux-mêmes. Et, en conséquence, de se comporter avec justesse lors la démission et la soumission. Car on a vu à quel point la forme que prend la réalité est inextricablement liée à notre façon de l’observer. Le monde, c’est la façon dont je vois le monde. Mon acceptation ou mon refus créent les différences, signe Arthur Schopenhauer. Garder ou rejeter, est le principe même de la vision. Aussi celui de la vie. L’œil ne se tient jamais tranquille ! Il y a à chaque instant toujours infiniment plus que nous ne pouvons voir, prévient Jean-Paul Sartre. Comment ainsi retrouver une fraîcheur de vue propice à une régénération du monde ? La première hygiène serait de faire le ménage du côté des certitudes mentales. Faudrait-il savoir se dégager du nom établi des choses pour qu’elles apparaissent à vif, sous une forme inédite, débarrassées de tous préjugés identitaires. Faudrait-il savoir toujours les considérer — y compris les plus communes — comme si on ne les avait encore jamais vues pour faire sortir d’elles un renouveau, voire une richesse. Faudrait-il savoir retrouver le regard naïf et ébahi sur soi et autour de soi qu’a l’enfant découvrant le monde pour que la manière de voir s’en trouve épurée (devrais-je dire désinfectée) et magnifiée. Faudrait-il savoir s’abandonner aux errances, aux circonvolutions, aux méandres, aux flottements, aux divergences… pour permettre aux forces novatrices de s’exprimer hors des finalités définies. Faudrait-il savoir se décentrer pour mieux retirer de l’affect de la matière, de la relativité de l’absolu, de la fantaisie du semblable et, en fin de compte, de la beauté de la banalité. Chaque circonstance de la vie constitue une opportunité pour détecter ce qui est à la source de nos réactions et de nos motivations. Le regard — tel que nous le pressentons — doit générer une lecture névralgique capable de faire surgir une vision plus créative, porteuse de magie et d’émerveillement. Voir sera en définitive ne jamais voir deux fois la même chose. Apprendre à examiner ce qui est donné, et non forcément ce qui abuse, engendrera nécessairement une ouverture inédite de la compréhension. Ne voyons-nous d’ailleurs jamais deux fois pareillement, autrement que par convention, par confort, par paresse ou par peur ? Tout être comme tout objet, s’il semble se perpétuer dans sa configuration, est pris dans un mouvement continu que seule la temporalité de la mémoire permet de fixer dans la permanence. Henri Matisse disait : voir est déjà un processus créatif qui exige un effort. »
Installé que je suis dans cette admiration, avec la sensation extrême d’habiter totalement le moment présent, comme si le monde s’était d’un coup arrêté sur cette image de tendresse et de paix, comme si le poids de l’existence s’était fondu dans l’émotion pure, rien ne semble pouvoir capter mon attention sinon cette tension extrême qui m’unit à la perception visuelle. Aucune idée, aucun mot, pour dire, pour expliquer, pour justifier… L’éléphant semble avoir un pouvoir de fascination particulier sur l’homme. De Ganesh à Babar, il a toujours été objet de vénération. Il habite notre enfance et il habite nos mythes. Au-delà de la simple dimension émotionnelle, sa charge symbolique (protection et sagesse) agit de façon quasi thérapeutique ! Comme s’il était possible que l’humain se décharge de toutes ses maladies et dérèglements en les transférant, de façon quasi chamanique, sur les animaux. De sérieux ouvrages ont été édités là-dessus. En parlant des animaux (ou aux animaux), l’individu parle de lui-même : de ses désirs, de ses frustrations, de ses espoirs, de ses détresses, de ses pulsions, de ses peurs, de ses mélancolies… Le tableau est riche en projections ! Cela sans dire, pour ce qui est de l’éléphant, du sentiment refoulé de culpabilité relatif aux grands massacres commis pour l’ivoire. Pour nous, animaux domestiqués, habituellement privés d’exutoires naturels à nos instincts réprimés, nous louons les vertus culturelles, artistiques, technologiques, qui font que l’homme peut se déclarer — comme le veut la Genèse— humain et maître du vivant. Mais confronté au spectacle animal, saisi par une émotion proche tout à la fois de l’émoi, du trouble et de l’exaltation, quelque chose d’inédit et de merveilleux semble imparablement s’emparer de l’observateur et provoquer une sorte d’admiration embarrassée, de compassion repentante qui font alors du safari une philosophie et de la prise de vue une démarche morale.
« L’acte photographique est un travail d’approche ! Qu’il soit question d’hommes, d’éléphants, de renards, d’arbres ou de paysages, tout se passe comme s’il fallait apprivoiser les choses pour qu’elles apparaissent. Il est chaque fois question d’adopter la meilleure façon de faire pour entrer en sympathie avec le sujet. Délimiter, découper, retrancher un objet de la confusion pour lui donner un univers propre est la base même de la vision photographique. Aussi de la vision courante pourvu qu’on y prête attention. Le photographe observe, s’étonne, s’imprègne… jusqu’à n’être plus qu’un regard capable d’éprouver au mieux, disposé à recevoir l’improbable. Il s’agit moins pour lui, en définitive, de photographier des choses que de dessiner son propre univers, de se peindre soi-même. Et, s’il est convaincu de ne rien connaître, il peut prétendre être un œil qui voit. La nature offre toujours une vue d’ensemble nourrie d’images à prendre. La photo est un moyen aisé par lequel l’homme peut représenter tout ce qui s’offre à ses yeux. Mais porter l’œil au viseur ne fait pas un artiste de tout preneur d’images. Prélever son petit morceau d’émotion dans la grande proposition du monde pour l’élever au plus proche de soi, au niveau de l’affection, exige une initiation liée à la capacité de saisir au mieux les lignes de force qui sous-tendent l’espace et le temps, cette capacité à découper le réel en images que le philosophe panthéiste Baruch de Spinoza tient pour la forme la plus aboutie de l’intelligence. C’est ce qu’exposait — voilà presque 200 ans — le photographe Félix Tournachon dit Nadar : Si la théorie photographique s’apprend en une heure ; les premières notions de pratique en une journée, ce qui ne s’apprend pas, […] c’est l’intelligence morale du sujet, ce tact rapide qui vous met en communication avec le modèle. Les visages (ceux de l’homme, de l’animal, du monde) que j’ai pu photographier ici et là ne disent pas autre chose que ces communions d’un instant. Ils sont flux, courant, vibration avant d’être portraits. Durant les quelques décennies passées à sillonner la planète, j’ai croisé une multitude d’hommes et de femmes tous différents. Êtres remarquables quoique ni riches ni célèbres. J’en ai photographié certains, tels qu’ils se présentaient, simplement parce qu’ils se trouvaient là, parce que je me trouvais là, sur les mêmes chemins, chemins éloignés, chemins de traverse, au détour d’une montagne, au cœur d’une forêt, en marge d’un désert. Conjonctions d’émotions plus que de hasards, j’ai tenté de les cerner non seulement pour ce qu’ils avaient de singulier mais pour ce qu’ils pouvaient exprimer d’universel à travers leur comportement. Leurs regards, à la fois attentifs et indifférent, présents et absents, sérieux et enjoués, semblaient dire à quel point tout a sa valeur sans que rien n’ait d’importance, renvoyant implicitement nos humeurs dialectiques à des coquetteries de privilégiés. De cette communication non verbale, qu’une force indicible instaurait mystérieusement par-delà les cultures, les distances, les systèmes par une sorte d’échange silencieux du vécu, semblait se dégager, s’il en est, le regard véritable, à la manière dont le primitif essayait de faire de l’idée abstraite quelque chose d’authentique en la rendant esthétiquement satisfaisante, c’est-à-dire en lui conférant de la beauté. Ainsi avance le psychanalyste autrichien Otto Rank l’art du portrait ne représente pas l’homme réel mais l’homme essentiel . C’est cette exaltation du soi que je me suis efforcé de traduire, au-delà les impératifs sociaux et les humeurs contingentes, tentant intuitivement d’instaurer entre le sujet et moi un climat de bienveillance et de confiance propre à pénétrer l’intime pour en saisir ce qu’il a de plus considérable. Lui restituant ainsi, dans un moment de partage, le regard qu’il me prête. »
Nous aurions pu rester longtemps, accroupis à nous délecter du spectacle, si un coup de théâtre n’était venu le troubler subitement. Un mouvement d’affolement a parcouru les broussailles, à contre-jour de notre poste d’observation. Une course brève. Un bruit étouffé. Et un silence pesant. Attentif aux éléphanteaux, nous en avions oublié les buffles qui s’étaient égayés dans les herbes jaunes. Dispersés pendant un moment, les voilà à nouveau regroupés pointant le mufle vers un bosquet d’acacias. Les fauves qu’ils avaient sentis tout à l’heure, avaient profité de la pagaille semée par l’arrivée des éléphants pour s’abattre sur, on peut le penser, un jeune veau. Mais la végétation entrave notre vision et, avec ou sans jumelles, nous ne pouvons localiser tout à fait l’emplacement du meurtre. La gestion des émotions et la résistance à la frustration font aussi partie du jeu sauvage ! Quelques grognements font néanmoins dire à Félix qu’il s’agit bien du tandem de jeunes lions que nous pistions. De cela, je ne doutais pas ! Le face à face avec la réalité crue avait soudainement fait basculer l’angélisme dans l’appréhension. Les kills, ainsi qu’il convient de les nommer dans le langage du bush, contiennent une forte dose émotionnelle. Ils constituent le sujet favori du safari, sa face féroce et sanguinaire, où se mêlent confusément attirance et répulsion, admiration et abomination, jouissance et frayeur. La dent avait rencontré la chair. Cela s’était fait sans colère, dans une sorte de jeu implacable disant simplement que la vie est dangereuse. L’un se régalait de la mort de l’autre. Il ne saurait être ici question de bien ni de mal. La nature ne pose pas ce genre de questionnement vertueux. Si le monde subsiste c’est, sans doute, parce que ses contraires s’équilibrent naturellement, se regardent et s’enlacent comme dit Garcia Lorca. On pourrait du reste se demander dans quelle mesure les animaux ne le savent pas intuitivement et ne s’y plient comme à une loi nécessaire, une fatalité. Existerait-il, confusément chez eux, la représentation collective d’une histoire, susceptible de sous-tendre leurs comportements, qui les prédisposerait à ne pas croître et multiplier sans discernement ? Revenant aux notions élémentaires de l’existence, je considérais — paradoxalement — que si raisonner fait notre prétendue supériorité (et notre vraie suffisance), cela fonde aussi notre détresse par notre incapacité à recevoir les choses telles quelles ; notre disposition à critiquer plutôt qu’à adhérer ; notre propension à spéculer plutôt qu’à contempler. Ce harcèlement mental qui ne nous lâche ni de jour ni de nuit est autant une gloire qu’une punition !
« On peut convenir avec Merleau-Ponty que L’homme est un miroir pour l’homme dans le sens où l’autre révèle certaines zones aveugles de notre propre regard. L’homme ne peut se penser s’il n’a pas de modèle différent selon lequel se définir. Convenons alors que le moi est davantage une réactivité vis-à-vis d’autrui qu’une intériorité hermétique. C’est en se mirant dans la figure de l’autre que chacun prend conscience de soi, qu’il se construit une identité. Toutes les âmes seraient ainsi liées en un réseau de type synaptique, s’influençant les unes les autres, traçant temporairement les essentialités caractéristiques propres à simuler une cohérence. C’est aussi par la voie la plus directe, la plus sincère, la plus intime, peut être la seule qui vaille, l’émotion, que j’ai tenté de surprendre la compréhension de l’autre. Car il n’est nul besoin de recourir à des outils de communication, des culturoscopes comme le préconisent les professionnels de la communication, pour entrer en relation avec l’autre. Les valeurs humaines d’attention, d’estime, de considération peuvent opérer plus efficacement que les grilles d’analyse, les abaques et les tableaux. Autrui n’est accessible que comme être sensible. A la fois voyant et visible, j’ai, de la sorte, œuvré comme en communion avec les personnes que j’ai photographiées. Si bien, qu’il est difficile de dire, en cette simultanéité, qui voyait et qui était vu, qui faisait que l’autre existe. Le photographe est à la fois dans la relation et hors d’elle ! De ces face-à-face d’un moment où tout est exprimé —souvent intensément— par le regard plus que par le langage, j’ai rapporté des expressions participant à la composition d’un paysage humain, singulier et étonnant. Dressant mon studio de fortune selon les possibilités du moment, j’ai travaillé en artisan. Souvent, je me suis trouvé à opérer dans des conditions précaires ou cocasses dont il me fallut pourtant m’arranger… cherchant résolument dans la force enveloppante de l’ombre et la lumière, l’équilibre entre le dit et le non-dit. Je m’en suis tenu à la personne, de quelque origine qu’elle fût. Je me suis appliqué chaque fois à dégager celle-ci de son environnement immédiat pour me consacrer qu’à son rayonnement. Pariant que les hommes se révèlent plus intensément dans la pénombre qu’en pleine lumière, j’ai voulu installer chacun devant le même fond noir, dans le même espace ombreux et sous le même éclairage indirect. Ainsi enrobé de matière nocturne, comme enveloppé dans une épaisseur de silence et de sérénité, chaque personnage pouvait se fondre en une harmonie semblable peut-être à celle qui habitait les vieilles peintures flamandes quand Van Eyck et Rembrandt s’appliquaient à saisir au plus près de leur sensibilité les visages des people de l’époque afin de transmettre leur image référente à la postérité. J’ai cherché à exprimer l’invisible dans la densité du caché, toute cette matière à rêver comprise dans les profondeurs obscures de l’inconscient. On voit ainsi clairement que la connaissance de la lumière en l’homme doit être apportée de l’intérieur à l’extérieur et non de l’extérieur à l’intérieur. L’œil est la lumière du corps ! dit saint Luc l’évangéliste»
Quelques vautours tournoient dans la lumière crue. Sur la pièce d’eau désertée, des grèbes évoluent avec une indifférence princière et sur la berge un varan fouille la vase avec obstination. Repus, les lions se sont endormis sous un bosquet d’acacias. Après avoir, par un sage repli, changé d’angle de perspective, nous pouvons désormais les observer. Tant éprouvés par ce à quoi nous venions d’assister que par la chaleur devenue harassante, nous nous affalons —nous aussi— au pied d’un marula, laissant libre cours à la parole. Félix, qui parcourt la savane depuis toujours, a en tête une collection d’histoires surprenantes. J’en connaissais beaucoup, bien qu’elles pussent sensiblement varier au gré de son inspiration. J’en avais aussi pour ma part quelques-unes à mon palmarès, de pays qu’il ne connaissait pas. Et pour combler l’attente, nous nous les racontions. Je l’emportais cette fois vers la frontière entre la Namibie et le Botswana. « C’était sur la rivière Chobe à une époque où aucune embarcation touristique ne venait troubler la tranquillité de la faune. Seuls quelques pécheurs poussaient leur embarcation dans les brumes matinales tandis que je dirigeais la mienne, entre les filets de pêche, à la rencontre… de l’inopiné. Les hippopotames étaient nombreux qui remontaient comme des bouchons à la surface pour m’observer d’un œil soupçonneux. Des crocodiles, abondants et énormes, semblaient dormir sur les berges comme des souches. Les craintifs hippotragues profitaient des toutes premières lueurs pour venir se désaltérer avant de s’éclipser dans la savane. J’avais calé ma barque entre les herbes, suffisamment profondément pour lui assurer une stabilité propre à l’utilisation d’un trépied, afin de photographier un groupe d’éléphants qui se livrait à un bain de boue à quelques dizaines de mètres de là sous les premiers rayons d’un jour rouge, quand, sur la rive opposée, j’aperçu un éléphant s’engager dans la rivière. C’était un vieux mâle solitaire pourvu de défenses impressionnantes. Je tournai mon objectif vers lui. Il avançait résolument dans ma direction semi-émergé dans les eaux brunes, jusqu’à ce que, trop proche pour ma longue focale, je réalise qu’il était plus que temps de lui céder le passage car l’animal ne semblait pas vraiment disposé à détourner sa trajectoire. Empêtré dans les roseaux, la barque était comme collée à la berge telle une sangsue et l’éléphant fut bientôt sur moi. Immense, dominateur, il s’était arrêté, portant son corps d’une patte sur l’autre au rythme du balancement de sa trompe comme si, perplexe, il hésitait sur la marche à suivre. Je demeurai figé à le regarder, boîtier en main, entre crainte et admiration, livré à son bon caprice. Il aurait pu, d’un seul coup de trompe, renverser ma frêle embarcation et tout ce qui s’y trouvait. Moi compris. Mais il entreprit, plutôt délicatement, du bout des lèvres, d’inspecter minutieusement le contenu de la barque, examinant autant mon matériel photo que ma propre personne, avant, par une brusque volte-face et soulevant une gerbe d’eau, de contourner magnanimement ma barque pour rejoindre ses congénères qui se roulaient délicieusement dans l’argile onctueuse. Je demeurais un moment stupéfait comme vidé de toute énergie. » Aujourd’hui une flotte impressionnante de bateaux pour touristes envahit quotidiennement la rivière, perturbant fortement la vie animale. Ce que j’y ai vécu n’est vraisemblablement plus possible. Il m’en reste des photographies sauvegardées dans des livres, des magazines, des tiroirs… Mais en définitive, les meilleures sont toujours celles que l’on n’a pas prises et que l’esprit développe dans son imaginaire de façon incomparable !
« Les technologies modernes ont bousculé la conception archaïque de la prise de vue argentique. La simplification extrême des appareils a mis la photo à la portée de tout un chacun. Il suffit d’appuyer sur le bouton ! Tout est devenu facile. Standardisé. Robotisé. Assisté. Expéditif. Les systèmes de prises de vue numériques ont engendré une façon nouvelle de photographier, plus autonome et décontractée peut-être. Mais en fin de compte, convenue. En devenant automatique, le geste photographique semble avoir perdu de sa majesté. De qualitatif il est devenu quantitatif. Plus besoin d’être économe en clics ni en clacs ! On peut tirer par rafales, sans soucis et sans esprit. Sur le nombre, il y en aura toujours une de bonne ! pourrait-on se dire. Mais ce travail-là n’apprend ni ne révèle rien. Car l’essentiel n’est pas de taper dans le tas mais de viser juste. Il s’agit davantage d’affirmer une expression de soi, de défendre une position esthétique par rapport au monde, que de prendre un cliché de plus (il y en a déjà tellement !). Les rencontres photographiques attestent que n’importe qui peut se prétendre photographe en faisant n’importe quoi. La technologie a banalisé l’image comme l’imprimerie a banalisé le mot. Lui donnant certes une magistrale puissance mais la dévalorisant en même temps prodigieusement. Chaque fois, ce sont la vigilance, l’application, l’attention, apportées aux choses qui en font les frais, les dépréciant en conséquence. Pourtant, l’on observe et l’on sait que prendre soin de chaque chose engendre une valorisation de l’existence qui rejaillit sur l’individu lui-même. Il faut aimer ce que jamais on ne verra deux fois, lance, dans un cri de détresse, Alfred de Vigny. Chaque prise de vue se doit d’être une célébration, un acte d’amour tel que le désigne le sémiologue Roland Barthes sous le nom de studium (soin, application). Reconnaître le “studium“, dit-il, c’est fatalement rencontrer les intentions du photographe, entrer en harmonie avec elles […], les comprendre. C’est par sa croyance que le faiseur d’images peut exercer son doute. Paradoxe qui le conduit à viser le mystère plus que le magistral, le cheminement plutôt que le résultat, l’implication mieux que la produit. Le drap noir de mon studio ambulant tendu sur la banalité s’est voulu unité de lieu et de temps. Il figure la nuit mystérieuse dont nous surgissons miraculeusement et à laquelle nous retournons après avoir pris formes. Non pas une forme mais une infinité. Une quantité innombrable d’apparences fugitives. Expressions temporaires d’une même réalité qui change de physionomie suivant une métamorphose de l’identique. Nous ne pouvons savoir ce qui se trame derrière le paraître du monde, mais s’il est entendu que toutes choses sont des images formées à l’occasion de la perception. Nous devons les considérer, comme faisant partie de nous-mêmes. Elles nous constituent et forment, se faisant, la trame de l’univers. Car l’homme a besoin de croire à un principe immatériel et immortel qui le dépasse, un Unique qui comble son aspiration métaphysique. Héraclite confirme que seule l’expérience directe permet la réalisation inébranlable de cet Unique. Derrière chaque apparence, il y a —dit-il— une seule loi : le pur regard. Seule une lumière vivante peut désencombrer les esprits et réchauffer les cœurs. »
A tant observer les fauves endormis trousser les babines, froncer les sourcils, rider le front… une question m’était venue : les lions rêvent-ils ? On peut croire qu’ils possèdent —comme sûrement les autres mammifères— une capacité non seulement à rêver mais aussi à mémoriser et concevoir des archétypes qui les pousseraient à agir en fonction d’un certain nombre de pulsions fondamentales. Félix a noté que, dans bien des cas, les animaux semblent exprimer un grand nombre d’émotions : joie, détresse, dépression, folie… Tant d’observations de terrain me poussent à confirmer ce que Plutarque avait déjà observé il y a deux millénaires : les animaux témoignent d’une intelligence et d’une réflexion très proche de celle de l’homme. J’ai pu ainsi assister à des scènes surprenantes : des éléphants qui, durant des heures, s’acharnent à tenter de dégager un éléphanteau de la mare de boue où il s’est enlisé ; une lionne qui revient sans cesse sur le cadavre de son bébé pour le défendre contre les vautours ; une maman guépard qui feint d’être blessée pour entraîner à sa suite une meute de lions pour les éloigner de l’endroit où elle a caché ses petits… etc. Mais le spectacle le plus remarquable auquel je pus assister se produisit ente Tanzanie et Kenya, durant la grande migration, quand zèbres et gnous tentent de franchir les rapides infestés de crocodiles de la rivière Mara. Il est alors parfois nécessaire aux ongulés de nager sur une quinzaine de mètres pour atteindre l’autre rive. Une épreuve d’autant plus redoutable pour les plus jeunes qui perdent pied. Ils tentent, dans l’enfer de la bousculade, de nager au plus proche des mères. Mais beaucoup se font emporter par le courant ou happer par les sauriens. J’ai pu ainsi voir disparaître un tout jeune zèbre et observer la réaction édifiante de la mère. Hennissant, celle-ci resta longtemps à inspecter les herbes et les bosquets de la berge où elle avait pris pied. Sans résultat, elle retraversa les flots tumultueux à contre sens de la migration. Ce qui déjà bigrement surprenant. Elle opéra de la même façon sur la rive opposée, fouillant du regard les abords de la rivière tout en lançant des appels à briser le cœur. Elle traversa à nouveau le torrent et persista dans sa recherche et ses hennissements alors que les zèbres qui avaient franchi la Mara poursuivaient leur route rectiligne, en file indienne, dans un ordre parfait. Tous pourtant, stoppèrent brusquement leur marche et demeurèrent sur place, totalement immobiles, alignés, tandis que l’un d’entre eux revenait au galop vers la rivière pour rejoindre la femelle zèbre toujours implorante. A ma stupéfaction, ils entreprirent conjointement de rechercher le jeune disparu. Cela dura bien deux minutes. Sans succès, admettant qu’il n’y avait plus rien à faire et qu’il avait pour responsabilité majeure de conduire le troupeau vers des terres plus hospitalières, le meneur s’en revînt alors au petit trot reprendre la tête de la migration et donner, par un mystérieux signal, l’ordre du départ. Tous les animaux d’un seul pas se remirent en route, dans une synchronicité irréprochable et un ordre parfazit, laissant derrière eux la femelle éplorée. Celle-ci resta encore un moment à tourner sur la rive avant de se décider à reprendre sa place dans le cortège, non sans cependant s’être retournée à plusieurs reprises vers les lieux de la disparition. Il me reste de cette scène de vie un souvenir impérissable, à la mesure de la stupéfaction qu’il avait produite. Certains scientifiques, mêlant observation et spéculation, ont tenté d’unifier la diversité des apparences. Ils ont cherché à dégager de grandes règles comportementales répondant à des besoins de logique et de cohérence. Mais les normes qu’ils ont pu élaborer (celles, par exemple, concernant les techniques de chasse développées par les prédateurs), n’engagent que leur propre manière de voir. Les faits semblent toujours se soustraire à nos désirs de logique ! Nous étions, Félix et moi, bien d’accord là-dessus. Installés dans une certaine indolence, nous nous laissons aller à une surenchère d’anecdotes pour appuyer cette conviction. La lumière était devenue violente et crayeuse, appuyant les contrastes et gommant les nuances. Convaincus que les lions ne bougeront pas avant la tombée du jour, nous décidons de quitter notre poste d’observation.
« Les choses ne sont que des phénomènes changeants, les idées ne sont que des ressassements du passé, les concepts ne sont que des conventions ; mais exercer le regard, s’adonner à l’écoute, cueillir les phénomènes, constitue l’essence de tout éveil à une existence épanouie. Héraclite stigmatise l’art fallacieux de l’érudition au profit d’une conscience vigilante et d’une attention juste. Il est question pour lui de parler selon son cœur plutôt que de s’investir dans un discours réfléchi à la façon des philosophes. Pour Héraclite, le logos, qu’il voit comme une intelligence immédiate des sens, ne connaît rien, il est réalité supérieure où la beauté existe par elle-même. Cette leçon de vie vieille de vingt-cinq siècles n’a pas pris une ride ! Réactivée par le spécialiste de la pensée antique Pierre Hadot, elle devrait aujourd’hui plus que jamais nous aider, en suscitant inquiétude et défiance à l’encontre des discours spéculatifs et des jeux intellectuels, à stimuler en nous une réceptivité renouvelée par l’éveil des sens. Derrière les visages peints, les visages maquillés, les visages parés, les visages tatoués qui se sont trouvés face à mon objectif… se tiennent des êtres qui nous sont proches, des individus animés des mêmes émotions. Sous les signes culturels et les marques d’appartenance —qui captent d’abord notre attention par leur charge exotique—, ressort un ineffable sentiment d’unité. Les signes peuvent changer, le signifié demeure le même d’une société à une autre. A côté de la représentation existe une constance, comme si, au-delà des inclinaisons inhérentes à l’espace et au temps, se tenait une volonté d’être, mise au service d’un accord (peut-être objectif, peut-être magique) par lequel tout semble relié. Pourrait-il s’agir de quelque chose d’inaccessible ni par les mots ni par les idées, la seule vérité qu’évoquait Héraclite ou seulement de ce quelque chose qu’évoque le philosophe paradoxal (philosophe de tous les dialogues) Paul Ricœur qui ferait que, par une volonté éthique, l’humain se déclare humain et que, quels que soient son âge, son sexe, sa religion, sa condition sociale et son origine ethnique, lui serait dû pour cela un respect inconditionnel ? Idée orientale d’appartenance cosmique d’une raison surhumaine qui trouve ses racines dans la philosophie post-socratique grecque ou idée occidentale d’unité universelle de la raison humaine qui trouve son terme dans la Déclaration des Droits de l’Homme. Intuition contre raison ? Factivité contre facticité ? Schopenhauer suppose pour sa part que l’universalité des phénomènes, si divers par la figuration, a une seule et même essence qui, dans sa manifestation la plus apparente, porte le nom de volonté. Qualité qu’il étend à la totalité du réel. Elle existe —écrit-il— à un plus haut degré dans le végétal que dans la pierre, dans l’animal que dans la plante. C’est ce qu’avait génialement pressenti l’encyclopédiste Denis Diderot en écrivant, sous les Lumières : Qu’importe une forme ou une autre. Naître vivre et passer, c’est changer de forme. Chaque forme a le bonheur et le malheur qui lui est propre […] depuis l’éléphant jusqu’au puceron, depuis le puceron jusqu’à la molécule. Bergson, pour sa part, parlera d’une conscience de l’univers : le Grand Vivant dont l’homme serait un avatar. Et Friedrich Nietzche —penseur, poète et musicien— concevra que le monde organique, psychologique et inorganique répond à une seule et même volonté. Ces penseurs nous apprennent à nous replacer dans l’ensemble de la création vitale —non seulement la diversité humaine mais aussi la diversité animale et végétale— et à songer que nous avons quelque chose de commun avec le cosmos. »
Absorbés par nos échanges zoologiques nous avions, Félix et moi, suspendu notre observation des buffles et éléphants qui s’étaient dispersés dans la végétation selon les jeux du hasard et de la nécessité. Aussi, c’est avec quelque appréhension, que nous nous engageons à travers les hautes herbes rouges pour regagner le véhicule. Plongé jusqu’au torse dans cette végétation écrasante, bruissante de présences animales, je me sens peu à peu gagné par un sentiment de vulnérabilité qui me fait mieux saisir pourquoi nos ancêtres simiesques ce sont un jour décidés à adopter la posture verticale ! L’imagination a vite fait de manipuler l’esprit jusqu’à réduire à presque rien notre prestance sapienne. Dans ces conditions, on conçoit que le premier des sentiments qui s’imposa à l’homme, confronté à l’hostilité d’un milieu inconnu, dût être l’effroi. Cette stupeur primitive, qui nous saisit quand nos pas retrouvent ceux de nos ancêtres, déclenche un désarroi possiblement semblable à celui qui se trouve être à l’origine du questionnement ontologique. Cette plongée dans le bush africain peut ainsi être bien plus qu’une simple observation du monde sauvage. Mais une expérience dont on sort sensiblement transformé pourvu que l’on accepte de se départir de toutes les protections mentales dont on a pu s’entourer. Ce genre d’immersion dans l’inconnu peut, de la sorte, être vécu comme une aventure personnelle permettant à chacun de se connaître davantage et d’en retirer d’estimables bénéfices. Partir en safari est aller tout d’abord à la découverte de soi autant qu’à celle des espèces sauvages, en s’impliquant dans le milieu naturel comme acteur autant que comme spectateur.En s’aventurant davantage, au-delà des frontières de la logique, on pourrait même voir le safari comme une discipline égale à certaines conceptions spirituelles, visant à révéler la nature même des choses auxquelles nous participons et que l’on pourrait appeler, à l’instar des Anciens, la certitude du cœur. N’est-ce pas en cette partie enfouie de nous-même que l’on trouverait la fascination, quasi insondable, que l’être humain éprouve face à la vie sauvage ? Et on dira avec Paracelse que la nature n’est que la philosophie rendue visible.
« Nous observons partout une même profusion de formes comme si un même mécanisme soulevé par une même humeur était à l’œuvre chez les lucioles comme dans les étoiles. On peut ainsi affirmer que la diversité est l’expression nécessaire de l’universalité et que si l’homme est innombrable, il aussi unique. Cette diversité ne peut être une question. Moins encore un concept. Juste un fait. Qui pourrait douter que l’homme, être naturel, ne réponde, lui aussi, au principe mosaïque de l’évolution ? Que chacun vaille par sa différence, mieux sa singularité, s’impose comme une évidence propre au maintien de la vie. Imbriqué dans les lois universelles, l’individu posséderait deux physionomies essentielles, nécessaires, inséparables et fondatrices. Il serait une forme arrêtée dans l’instant —donc une représentation— et une volonté d’appartenance —donc une raison. La première aurait pour domaine l’espace, le temps, et par suite, la pluralité, la seconde serait toujours une et indivisible dans chaque être percevant. Le principe de diversité suppose ces deux aspects. Sans représentation, l’homme ne serait qu’utopie ; sans raison, il ne serait que dissemblance. Pour être, la diversité a besoin d’un fond commun, un drap noir jeté sur l’espace et le temps, duquel elle se distingue et par lequel elle se prolonge. Mais cette diversité resterait bien commune si elle n’était sous-tendue par quelque chose de plus profond (une physionomie transcendante ?) qui la révèle et que Bergson n’hésite pas à nommer mystique, dans le sens où elle fait appel à une sagesse de type psycho-spirituel. J’ai cru ainsi saisir chez certaines personnes des plus simples et démunies des regards curieusement chargés d’une sagesse pénétrante, mélange de bonté et de savoir, qui leur donnait une beauté remarquable et profonde. Aussi, s’il existe une sorte d’analogie entre les êtres émergeant de la même nuit primitive, du même mystère original, il s’avère que leurs façons de retraduire les nécessités et les perceptions diffèrent. C’est cette similitude et cette diversité que j’ai tenté de montrer au cours de mes publications et expositions. J’ai voulu inscrire ces visages dans le sillage de ce que dit Merleau-Ponty, quand, arguant que le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens où il rend présent comme une certaine absence, il nous ramène à des propos que, déjà soucieux de faire coïncider l’expérience sensible et l’expérience mystique, Nicolas de Cues tenait au milieu du xve siècle : Le visage des visages —écrit-il dans son De visione Dei— apparaît d’une manière voilée et mystérieuse dans tous les visages, mais il n’apparaît sans voile que lorsqu’on pénètre, au-delà de tous les visages, dans un certain silence secret et caché où fait totalement défaut ce qu’on peut savoir ou concevoir d’un visage… l’obscurité elle-même révélant que c’est là que se trouve le visage, par-delà tous les voiles. Si, selon leur éducation, bien des personnes prirent pour un égard, un honneur ou un amusement d’être prises en photo, d’autres, plus timides ou superstitieuses, redoutèrent que l’appareil ne leur vole leur âme, tel ce sorcier mursi qui m’a menacé de sa kalachnikov pensant —relativement à d’anciennes croyances— qu’avec mes réflecteurs, ronds et dorés comme le soleil, je cherchais à ravir l’âme des villageoises. Et peut-être n’avait-il pas tout à fait tort ! Car tandis que je fixe le sujet, avec une intensité compatissante, quasiment amoureuse, je suis tout disposé à croire que c’est un peu de ses croyances, un peu de ses coutumes, un peu de ses humeurs… —lesquelles, en fin de compte, forment l’aura spirituelle de l’être mental— qui pénètrent en moi comme si les couleurs de son âme imprégnaient la mienne (l’inverse étant aussi vrai). »
Je parcours mes notes tandis que nous roulons vers le campement où l’heure du brunch a depuis longtemps sonnée. Les fauteuils de toile brune sont rangés autour d’un feu de bois de plomb qui se consume lentement, procurant une bonne flamme qui a, la nuit durant, tenu les fauves à distance et fait, maintenant, ronronner les bouilloires. Les singes vervets accompagnent nos gestes de curieux mouvements de tête comme s’ils les commentaient. Il y a belle lurette qu’ils ont repéré les biscuits ! Y a-t-il un mot, dans le langage simiesque, pour dire « gâteau » ? Les singes possèdent différentes sortes d’appels adaptés aux circonstances. L’éthologue sud-africain Peter Apps en a noté plus de 36 dont 6 spécialisés pour indiquer la présence d’un prédateur : hyène, hibou, aigle, serpent, léopard ou homme. Certains guides affirment que les singes verts peuvent communiquer avec certains oiseaux ! D’un bond l’un d’entre eux surprend une jolie chauve-souris brune qui s’envole de la branche où elle s’était suspendue. La matinée s’abîme dans la torpeur. Seuls des écureuils irascibles se pourchassent frénétiquement d’arbre en arbre. Il est difficile de croire qu’il y ait encore aujourd’hui des personnes qui, dans la ligne de Malebranche, Descartes ou Heidegger, persistent à voir les animaux comme des objets répondant à des stimuli environnementaux, comme si l’entendement était exclusif à l’humain. Celui qui a un tant soit peu eu l’occasion de s’adonner à l’observation de la vie sauvage sait que seule notre propre déficience nous fait voir les animaux d’une façon globale. A les étudier plus soigneusement, on constate que chacun d’entre eux possède une individualité, faite d’émotion et de savoir. Pour avoir eu l’opportunité d’observer un peu longtemps des groupes d’animaux, sous les tropiques comme aux pôles, j’en étais arrivé à distinguer les individus selon leurs caractères spécifiques. On sait, depuis peu, que les cellules fusiformes qui remplissent un rôle capital dans l’élaboration des émotions ne sont pas le propre de l’homme. Les mammifères supérieurs semblent avoir la même structure neuroatomique. Chaque forme de vie possède un caractère original, une identité propre. Quelque part, un aigle pêcheur lance un cri perçant qui brise les songes.
« A entendre Goethe, tout ce qui est extérieur est aussi intérieur. Ainsi la vision ne révélerait pas seulement l’aspect visuel des choses, mais renseignerait sur des spécificités bien plus subtiles, liées au caractère même des objets. En fait, mon expérience m’incline à croire que les expressions morphologiques parlent des inclinations psychiques. Cette façon d’envisager les choses, peut possiblement expliquer pourquoi, entre des centaines d’autres individus, j’en suis venu à m’intéresser à une personne plutôt qu’à une autre, pas forcément des plus remarquables, pas forcément des plus typiques, pas forcément des plus avenantes, mais nimbée d’un rayonnement particulier qui sollicita mon regard comme par magnétisme, par séduction donc. Force d’attraction sensible (corrélée au corps) ou puissance ésotérique (séparée du corps), l’âme ne peut être comprise qu’en tant qu’expérience personnelle. Elle est semble-t-il un pur ressenti. (Y compris si on pense qu’elle n’est rien d’autre que le fruit qu’un processus physico-chimique). Chacun projette sur les choses ses propres sensibilités, ses propres représentations selon les couleurs de son monde intérieur. Que l’âme soit corrompue et c’est toute la vision qui s’en retrouvera transformée. Cette conception de l’univers spirituel est suivie par des millions de fidèles jaïns qui considèrent que l’âme s’altère selon les actes, les paroles, les pensées… et prend effectivement différentes teintes, de la plus claire à la plus noire, pesant ainsi sur le cycle des renaissances. L’âme pourrait, suivant cette configuration tout à fait moderne, être considérée comme une production mentale, une quantité à réaliser, dirait Jung, qui en fait la base de toute conscience. Alors que l’homme s’est graduellement départi des spécificités les plus enfouies de sa psyché, porteuses de stabilité, de constance et d’universel, pour vivre le morcelé, l’immédiat et l’individuel, on pourrait se demander si sa dépendance à la prise de vue —symptomatique de ce mode d’être— ne serait pas une façon de compenser cette perte de repère universel en cherchant à retrouver, à travers le consensus du divers, des alliances collectives pour s’ancrer dans l’universel. On pense —entre toutes les images— aux plus connues : Marilyn Monroe sur la bouche de métro, lors du tournage de Sept ans de réflexion ; la mort d’un soldat républicain durant la guerre civile espagnole, saisie par Robert Capa ; Albert Einstein tirant la langue au photographe Arthur Sasse ; l’inconnu face aux tanks de Tiananmen, capturé par Jeff Widener, le baiser de l’Hôtel de ville mis en scène par Robert Doisneau pour le magazine Life, etc. Voit-on ces photos pour ce qu’elles sont ou à travers la somme des regards qui les ont rendues célèbres ? Faut-il distinguer la photo que je regarde, vécue comme expérience directe, de la photo regardée, rapportée tel un objet extérieur ? La photo serait subséquemment continue pendant qu’on l’observe et discontinue tandis qu’on s’en souvient. Peut-être est-ce cette infinité de décompositions —réalisées ou non— qui conférerait à l’image un pouvoir allégorique, accorderait au réel une chance de se faire voir. On peut ainsi dire que toute photo renferme une multiplicité (une infinité d’unités). Il semble qu’il s’agisse non seulement d’une valorisation quantitative mais d’un ajout qualitatif propre à structurer les individualités autour d’images référentielles agissant tels des repères universels. Leur notoriété agit comme un liant. »
Les heures de mi-journée ont une valeur quasi sédative. Lénifiantes et savoureuses, paresseuses et fécondes, elles sont fondatrices d’une certaine façon de déguster le safari. Aucun mouvement, animal ou végétal, ne semble devoir alors troubler l’engourdissement qui saisit la nature. Isolé et inactif, comme hors-jeu, en réserve du monde, certain qu’il n’y a rien comprendre, rien à prouver, rien à démontrer mais seulement à sympathiser avec le silence et la quiétude pour une rénovation ignorante et intuitive du monde, j’aime me laisser aller à une conversion du regard qui, en équilibre entre le rêvé et le vécu, rapatrie le dehors vers l’intérieur. Adossé à mon arbre favori, le chapeau rabattu sur le front, sans réelle conscience physique, il me semble être à l’unisson des choses sans autre spécificité que le simple fait de participer, intégré à la vie comme l’herbe, l’escargot et l’hippopotame. Les mots viennent dès lors plus facilement pour traduire les sensations ressenties, les expériences vécues, les souvenirs prélevés en un tout concordant comme si l’esprit, plus libre de vagabonder par un affaiblissement de l’action, rapportait naturellement au plus proche de soi la faculté de connaître par la seule émotion pure, cette façon de considérer la vie à travers le prisme de l’équivoque, de la fragilité, de l’incertitude, de l’inquiétude, de l’incrédulité et pour finir de l’illusion, cette capacité à ajouter de la poésie aux choses sans laquelle tout ne serait que banal, sans valeur, sans saveur, sans intérêt. Pour le meilleur et le pire, nous sommes des animaux penseurs. Cette irrépressible impulsion qui me pousse à noircir des carnets d’annotations dérisoires et de croquis mal léchés trouverait moins sa justification dans l’illusion de vouloir retenir le temps que dans la volonté de surligner les événements pour en marquer l’importance. Non donc dans une prétention horizontale, une durée, mais une résolution verticale, une fascination, car in fine la mémoire est moins sensible à la route accomplie qu’à l’exaltation de moments. Les souvenirs que l’on garde sont davantage ceux de chocs, d’éruptions, de secousses, de tremblements et de stupeurs.
« Les convergences ont fini par imposer aux choses une vision typique, caricaturale, archétypique. On pourrait de la sorte considérer la photographie comme une mythologie nouvelle pour être capable de générer une ferveur collective, fédératrice de cohésion et de partage, autour d’images représentatives et de fictions consensuelles. Il ne s’agit toutefois pas de rechercher une approche iconographique manifeste qui exigerait que tous les regards concordent à reconnaître la même chose, à se confondre dans un seul point de vue. Ce qui ne peut évidemment —et heureusement— être ! Il s’agirait seulement de s’en approcher par un consensus qui identifierait d’autant cette objectivité qu’il synthétiserait un plus grand nombre d’approches. Chacun apportant son propre point de vue à l’accomplissement d’une image conventionnelle de la réalité. Il apparait clairement —contrairement à des idées reçues— que l’appareil photographique ne peut produire d’image objective sinon par la lecture conventionnelle que lui apporterait une collectivité de regards. C’est pourquoi il est difficile, pour un producteur d’images, de franchement s’écarter des clichés convenus sans risquer d’être inintelligible (les monuments —Taj Mahal, Cité interdite, Colisée, etc.— doivent être par exemple représentés sous un certain angle pour être identifiés comme tels). Mais c’est bien dans le paradoxe et le remarquable qu’un artiste existe pleinement ! Il agit dans un état purement affectif de l’âme qui imagine ce que pourrait être la chose représentée au-delà des dimensions exprimées. Faut-il aussi distinguer, par la manière d’aborder les choses, ce qui participe au renforcement du convenu de ce qui s’active au renouvellement des perceptions. C’est dans l’originalité du regard que se trouve la distinction entre le preneur et le faiseur d’images. Si l’acte photographique peut dans un cas être communément rapporté à une contraction, il doit dans l’autre être davantage vécu comme une extension. De plus, si la photo permet d’ouvrir des brèches dans l’intimité du temps, elle ne permet pas, pour autant, de le figer. Les images continuent quoi qu’il en soit leur vie indépendamment de leurs émetteurs. Comme tout objet, elles subissent l’usure des jours, elles s’oxydent et se corrodent. Mais, ce faisant, prennent un aspect plus attachant. Elles s’imprègnent peu à peu d’une signification distincte pour exister bientôt par elles-mêmes. Transportées de regard en regard, elles semblent gagner un contenu spirituel, se charger en symbolique à l’exemple de ces images religieuses imbibées de magie. Acquérir peut-être une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer comme le chante Lamartine. Ainsi, la photo continue son propre chemin, unifiant la fragmentation des regards, tissant des réseaux de complicités. Il semblerait qu’il n’y ait jamais de photo définitive mais seulement provisoire. Nous sommes chaque fois trois —modèle, faiseur et regardeur— à construire une histoire originale à partir d’un témoignage particulier. Chaque regardeur est invité à une relecture de la photographie : une sorte de jeu de colin-maillard où il s’agit de saisir le visage de l’autre à travers l’image et peut-être de s’y reconnaître. Que les gens qui, communément, regardent les images d’un œil émoussé par la coutume ouvrent soudain les yeux d’une façon qui sort de l’ordinaire, ils trouveront sublime ce qui n’était plus que lassitude. Avoir l’esprit philosophique, —dit Schopenhauer— c’est être capable de s’étonner des événements habituels […], de se poser comme sujet d’étude ce qu’il y a de plus ordinaire. Sans doute est-ce pour cette raison que certains hommes, doués peut-être d’un talent particulier, ou privés peut-être de certaines aptitudes, préfèrent s’alimenter des mutations de la vie et —comme le préconise Blaise Pascal— contempler en silence les merveilles que la nature lui a données plutôt qu’à les rechercher avec présomption. »
L’inaction, la rêverie, la contemplation qu’impose l’heure caniculaire renvoient à un état de méditation première. C’est dans ces moments de conscience quasi sophrologique que l’imagination s’exprime au mieux. Elle livre, alors les images les plus merveilleuses, les pensées les plus magiques. La rêverie diurne n’est pas un état d’abandon mais d’agrandissement. La gestion du repos impose une attention soutenue ! Les heures les plus chaudes s’étirent ainsi délicieusement, dans une torpeur constructive, jusqu’au milieu de l’après-midi, quand la chaleur se dissipe et que l’activité du bush reprend peu à peu. Une brise remue un peu les feuilles. Elle porte une odeur de jasmin sauvage. La lumière reprend progressivement des couleurs. Je repars vers les lieux du kill. Sur l’herbe piétinée par le passage des éléphants, les scarabées sont à l’action, roulant les déjections encore tièdes en sphères plus volumineuses qu’eux, desquelles se nourriront leurs larves. Parcourir (vraiment) un lieu, c’est le laisser entrer en soi par toutes ses ouvertures sensorielles. S’en imbiber. Y adhérer. Sans forcément vouloir entrer dans des considérations de type orientaliste —qui veulent que les formes, les couleurs et les orientations influencent directement notre comportement — , on admettra seulement que vivre en un lieu, c’est s’exposer à ce qu’il agisse sur notre propre manière d’être. Faut-il aussi aller toujours plus loin vers des endroits reculés et moins fréquentés pour accéder au meilleur de la nature (dans ce qu’elle peut offrir de plus originel, de plus intime, de plus beau), et en conséquence, au meilleur de soi. Car il en va de l’exploration du bush comme de celle du mental. En se rapprochant de la source de l’étonnement, on se rapproche de celle de la conscience. Rechercher le contact authentique avec son sujet, parfois au terme d’une longue attente ou d’une longue traque, peut prendre une dimension quasiment symbiotique pourvu que la disposition psychique dans laquelle on se trouve soit en sympathie avec ce qui se présente au regard.
« Certain que notre rôle essentiel est de nous émerveiller de l’univers, Louis Pauwels postule : qui a été capable de s’émerveiller, même s’il doit un jour être écrasé par le monde, a su qu’il était utile et bon d’être homme. Ce sont probablement ces penseurs qui rendent la terre habitable. Plus d’une fois, j’ai éprouvé le sentiment désagréable d’être le dernier témoin d’une tradition devenue honteuse au regard même de ses dépositaires. Certaines photos réalisées il y a seulement dix ans et a fortiori vingt ou trente ne sont plus faisables. La tentation mondialiste œuvre vite, gommant les particularismes fondamentaux au profit de trompe-l’œil. Les peuples doivent-ils s’isoler, se réfugier dans le passé pour sauver leur âme ou au contraire s’accrocher en remorque à la civilisation en essayant de s’y faire une place avec tous les risques que cela comporte ? La question posée par Jean Raspail dans son magnifique roman, Les Royaumes de Borée, semble réglée alors qu’elle est tout juste posée ! La pensée entretenue par les Anciens s’est dissipée au profit d’une autre déversée par des écrans qui se sont répandus de manière fulgurante sur le monde. Ils ont essaimé leurs rêves dévastateurs et perverti les fragiles équilibres traditionnels au profit d’inaccessibles mirages. Aussi, je veux affirmer —pour l’avoir tant de fois constaté— que la joie de vivre n’a pas grand-chose à voir avec le degré de développement économique et que les systèmes (qu’ils soient religieux, politiques, économiques ou scientifiques) entretiennent sciemment et dans leur seul intérêt une confusion entre qualité et niveau de vie. J’ai pu voir comment, dans les villages les plus reculés d’Afrique, d’Océanie, d’Asie, d’Amérique latine, l’on apprenait aux enfants ce que sont les voitures, les téléphones, les ordinateurs pour —par stupidité ou par cynisme— les rendre dépendants de besoins qu’ils ne pourront jamais satisfaire qu’au prix du déracinement et de l’asservissement. De la privation de leur bonheur. Le Marché a imposé aux habitant des pays riches sa pression de la même manière que les missionnaires ont imposé leur morgue aux “sauvages“. En agitant des hochets. Nous sommes tous post-exotiques ! Les sociétés rurales d’Europe d’avant la télévision avaient des coutumes d’une richesse comparable à celles des sociétés primitives actuelles ! Sous couvert de nous rendre la vie plus aidée et plus aisée, les nouvelles technologies engendrent la standardisation intellectuelle, la déresponsabilisation morale, l’uniformisation sociale soit, en définitive, l’amoindrissement de l’humain. Qu’il n’y ait bientôt plus de différences majeures entre les peuples passerait pour un progrès aux yeux de beaucoup ! Tout le monde identique, c’est le rêve de tout totalitarisme. Celui que dénonçait Nietzsche : un monde abouti où chaque homme pensera la même chose, voudra la même chose, éprouvera la même chose sinon de se retrouver dans la maison des fous. L’autre est indispensable à notre propre développement… pourvu qu’il ne nous ressemble pas tout à fait. Son particularisme situe le nôtre. La ligne rigide et prosaïque par laquelle la normalisation dessine l’Homme semble moins convenir à l’expression de son émotion et de son rayonnement que celle, sensible et flexueuse, que Léonard de Vinci présentait comme l’axe générateur de l’individu. »
Au terme de l’après-midi, comme on l’avait supposé, les fauves dorment toutes griffes rentrées à l’ombre d’un mopane. Repus. C’est bien ainsi que les lions nous apparaissent le plus souvent, moitié herbe, moitié poil, avec peut-être un œil entrouvert sur le ciel, davantage par curiosité que par méfiance. Mais tandis que je me prépare à une longue et fastidieuse attente en prévision de je ne sais quel événement, voici que soudainement les félins interrompent leur repos et, sans même prendre le temps de s’étirer comme ils le font habituellement au sortir du sommeil, se dirigent vers la carcasse éventrée. Les quelques chacals qui avaient tenté de s’en approcher s’éclipsent promptement. Je comprends alors, à entendre des jappements comme des ricanements mauvais —que les lions avaient évidemment captés bien avant moi— que les hyènes seraient bientôt là. L’une, plus noire que jaune, se montre rapidement de l’autre côté de la pièce d’eau et s’arrête aussitôt qu’elle est à découvert. Indifférente à se dissimuler. La machine à tuer hyèniforme est bien rodée. Sans parler de stratégie, on peut dire que l’animal a bien compris que l’union fait la force. Aussi, par un prompt renfort, la hyène solitaire se retrouve à cinq, sept et bientôt douze face aux lions paniqués. L’affaire se présente mal pour eux. Il ne s’agit plus de défendre quoi que ce soit de leur butin mais d’échapper à la meute d’assaillantes qui, faces hilares sur crocs blancs, s’approche dangereusement. Avec sa démarche constipée, son pelage ébouriffé, ses yeux de folle et ses mœurs dissolues, la hyène, victime de nos dérives anthropologiques, est souvent associée aux forces du mal et à la sorcellerie. Peut-être avec quelque raison, car ces animaux sont aussi fascinants qu’impitoyables. Et je ne peux que me réjouir de ce que les lions devenus, pour le coup, plus sympathiques dans leur rôle de victimes, puissent quitter les lieux au plus vite sans autre mal. Le jour épuise ses dernières clartés. Je reste muet et immobile, partagé entre fascination et dégoût, tandis que les hyènes se battent furieusement entre elles pour emporter quelque morceau de la carcasse démembrée. J’aimerais retenir la fuite du soleil, retenir celle de la vie. Quel est ce prodige alchimique qui, au soir, transmute les herbes en or, cet enchantement qui pousse à la spéculation spirituelle. Les hommes ont, de tout temps, distingué des lieux chargés d’émotion. Leurs origines sont toujours couplées avec une singularité naturelle avec laquelle elles font sens. Lieux remarquables où les esprits sont venus se fixer. Malgré l’émergence de sanctuaires, de temples, de cloîtres, de cathédrales, de basiliques, certaines grottes, certaines pierres, certaines sources, certains tertres, certains arbres imposent un respect tel qu’on les jurerait toujours peuplés de forces magiques. La nature africaine semble répondre à cette très ancienne règle animiste. La splendeur qui s’en dégage pousse à admettre qu’au-delà d’un objet d’agrément, elle soit tenue pour un vecteur de sacralisation. Les photos que j’en tire sont —me dis-j — , tels des ex-voto, des remerciements envers ce que le monde offre de réjouissant, de touchant ou de beau ; des offrandes pour faire valoir, au cœur de l’être, la force spirituelle qui nous rattache peut-être à un optimum vital.
« Bien qu’une même lumière semble habiter leurs regards, chercheurs, philosophes, artistes et religieux se disputent et s’opposent pourtant sur ce qui fait l’Homme. Mais c’est cette relativité confuse, ce questionnement sur lui-même qui, en définitive, fait l’intérêt et la spécificité de l’Être. La condition même de sa survie par la liberté qu’il se donne ainsi à se rêver, à se construire et à s’accomplir. Le standard ne crée jamais que du normatif, forme collective toute prête où le divers, le réjouissant, le joyeux ne trouvent pas leur compte. Les sociétés technologiques où l’objectif prédomine sur le style, où le but s’impose à la voie, créent des spécimen, individus semblables, formatés, prêts à l’emploi. Exploitables et interchangeables. Il est clair qu’aujourd’hui, dans un contexte culturel planétaire, les modes de vie et de pensée s’uniformisent plus rapidement que jamais. L’impérialisme démographique pousse à la standardisation. Normalisation qui, à la faveur des populismes, précipite l’humanité vers la médiocrité, la démagogie et la tyrannie. Et quand bien même pourrions-nous le regretter, au nom de quelles valeurs interdirions-nous aux Bushmen de chausser des baskets, aux Papous d’endosser des surplus américains, aux Himbas de porter des casquettes de baseball, nous qui avons allégrement abandonné nos propres spécificités aux charmes du mondialisme ? Le mal est pourtant plus profond qu’il n’y paraît car, sous les mutations superficielles, ce sont les fondamentaux moraux qui sont chaque fois remis en question et, avec eux, toute chance d’évolution sociale authentique. Dès lors, l’individu ne perçoit plus les fondements de sa spécificité comme des éléments de sa propre nature et se retrouve, de la sorte, dépossédé du sentiment d’appartenance ethnique. Et les coutumes deviennent des corvées, les danses rituelles des représentations, les objets sacrés des valeurs marchandes… S’agit-il, au nom de la diversité, de préserver les cultures collectives ou de favoriser des épanouissements individuels ? S’il est question de préserver les valeurs traditionnelles des sociétés —pas seulement tribales — , il faudra alors se ranger à la solution envisagée par Claude Lévi-Strauss et fermer les frontières. Mais s’il est question d’encourager d’abord les propriétés particulières des individus, il faudra alors écouter ce que dit Jung au sujet de ce qu’il nomme processus d’individuation. La diversité se doit de reposer sur ces deux mécanismes vivants. Il s’agit à la fois de maintenir et de construire, de préserver et de créer, d’assumer la singularité de son être et de son âme dans un rapport monadique (non dualiste) à l’âme universelle où s’exprime le sens de l’autre et par lequel la personne humaine accède à sa propre totalité. Totalité —ajoute le psychologue— ouverte à l’infini d’un processus qui pourrait ne jamais avoir de fin. On ne peut établir de catégories… Tout a été mélangé de proche en proche… Et c’est ce mélange qui a donné notre diversité génétique actuelle, observe André Langaney. Si nous naissons dans un lieu spécifique, dans une culture particulière, sous des auspices distincts, ne sommes-nous pas pour autant “tout programmé“ ? On voudrait croire que ce qui nous grandit nous vient d’un autre mode opératoire éloigné des caractères héréditaires. »
Assis autour au feu de camp, tandis que nous nous racontons les péripéties de la journée ou confrontons nos idées sur les choses de la vie, un mouvement furtif attire notre attention : un tout jeune impala vient de faire irruption dans le boma et le traverse rapidement sans tenir compte de notre présence, pour aller directement se blottir, tout tremblant, dans l’endroit le plus reculé et le plus sombre de l’enceinte. Des jappements s’ensuivent bientôt. Au pas du campement, des chiens sauvages que l’on nomme chiens peints ou lycaons aboient, glapissent, éructent, gueulent à qui mieux mieux sans toutefois s’autoriser à dépasser la limite entre leur monde et le nôtre comme s’ils la connaissaient instinctivement. Le tohu-bohu durera longtemps, s’apaisant parfois comme si les chiens abandonnaient la place et reprenant de plus belle avec une fougue obstinée si bien que nous ne faisons bientôt plus attention à leur manège jusqu’à ce qu’un étrange silence, plus troublant que les aboiements, s’installe à nouveau sur le bush. Apaisée, rassurée, l’antilope, se décide à quitter son abri. Notre rôle n’était pas de l’en empêcher. S’il est une loi chez les rangers, c’est bien de ne jamais interférer dans les affaires de la nature. Mal lui en prit, car à quelques pas de là, un chien resté en embuscade, s’abat sur elle et la tue net. Il n’y touche pourtant pas immédiatement mais émet des jappements qui font venir les autres membres du clan. Les plus âgés s’effacent pour laisser s’alimenter les plus jeunes. Mais les choses ne devaient pas se passer si simplement. A peine les adultes avaient-ils commencé à goûter à leur proie que les hyènes surgissent brusquement des bois, poussant des cris gutturaux et effrayants, qui semblent être la voix même des ténèbres. Il s’ensuit une lutte confuse que nos torches ne parviennent pas à saisir tout à fait. Mais les chiens bientôt dépassés par la furie des hyènes doivent se résigner à céder la place. Je savais, comme chacun, que la vie engage la mort. Pourtant, quelque part du côté du ventre, une sourde inquiétude s’était transformée en malaise, évoquant grossièrement le trouble que j’avais un jour éprouvé face aux chairs vives, retournées, des tableaux de Bacon. Curieuse sensation où se mêlent extérieur et intérieur, conformité et difformité, présence et absence… de façon si confuse que seule l’étrangeté y trouve son compte.
« Une force énigmatique élève l’individu de l’état de créature à celui de créateur. Concept d’énergie psychique que l’on retrouve partout —qu’on l’attribue à la libido ou à la force de l’âme, dit Jung. Ainsi la comédie humaine qui veut qu’il n’existe aucune vérité et que tout soit relatif à l’instant puisera sa conclusion chez Protagoras par la célébration de l’homme singulier, mesure de toutes choses, de celles qui sont, qu’elles sont, de celles qui ne sont pas, qui ne sont pas. Nous avons vu que toutes choses passent, insaisissables dans leur impermanence, incompréhensives dans leur signification. Nous avons vu que le fonctionnement psychique ne répond ni à l’exactitude ni à l’universalisme. Nous avons vu que la vie est un prêt et qu’il nous faudra la restituer. Et nous avons vu aussi à quel point il est miraculeux d’être ce que l’on est ici et maintenant. Si nous savons que le monde n’est que représentations, que seule la conscience donne une réalité aux choses, que tout tient en fin de compte dans l’interprétation des événements, si nous savons que l’homme est son propre critère aux confins des occurrences, que son monde est à la mesure de son imagination, gonflé de promesses encore pleines de mystère, si nous savons que la vie est composée d’instants emboîtés dans les sphères de la mémoire, qu’elle n’est pas chose linéaire mais s’étire ou se rétracte selon l’intensité du vécu, nous savons encore que la façon la plus efficace de ruser avec le temps est de prendre refuge dans l’intensité du moment, dans l’énergie de l’attention, dans l’immersion en la création. Nous savons finalement que notre capacité à saisir le bonheur dépend de notre attitude à voir le monde, à le réinventer quotidiennement, à s’en étonner à chaque instant, à s’en délecter sous ses moindres formes et sous toutes ses propositions. En cette période de complaisance neurasthénique et d’acrimonie belliqueuse où le mal-être et la mauvaise humeur semblent affecter les fondamentaux, des valeurs traditionnelles jusqu’à l’essence du moi, l’image s’impose comme un outil de communication et d’intégration, un appareil d’ajustement et de valorisation, un mécanisme de défense contre les préjugés et les défiances. Mieux que les mots, l’acte photographique permet d’entrer en contact direct avec les choses. Il est pratique plus que théorie. Il est manière de vivre. Il est exercice spirituel en cela qu’il pousse à l’observation, à la concentration, à la contemplation et conséquemment à une satisfaction paisible et réjouie. »
Allongé sur le lit de camp, tandis que la nuit résonne de rumeurs indistinctes, je laisse —peut-être pour me rassurer— parler mon dictaphone. Je revisite les moments de la journée enregistrés au gré de mes rencontres : la confrontation avec un animal ou avec une idée. Etonnements, sensations, observations, délires… consignés pêle-mêle sans souci de convenances ou d’obligations, sans tout ce qui prive ordinairement de la possibilité de considérer les choses en dehors des cadres et des modes. S’exprimer librement ne va pas de soi, même quand il s’agit de s’adresser à une machine ! Il faut déjouer les influences, ruser avec la raison, duper les procédés… c’est dire leurrer l’individu malhonnête, vautré dans les habitudes et les présupposés, qui oriente le quotidien vers l’autocensure. Etat privilégié que seuls permettent les moments d’isolement extrême, coupé de toute obligation, de toute diversion, de toute pression. Je pense aux anachorètes, aux ermites, aux prophètes… à tous les retranchés solitaires qui communiquent directement avec le Mystère et dont parfois, plongé dans la nature, moitié esprit, moitié système, je m’imagine présomptueusement un tant soit peu proche. J’inspire profondément. Je ressens mon ventre se gonfler de vapeurs nocturnes. Cela me rassure. Je suis en vie ! Respirer, marcher, sentir, voir… —ce que nous faisons habituellement par automatisme— ne retiennent jamais tant l’attention que lorsque l’on se sent menacé d’en être privé. Que ne nous apprend-on pas à profiter des formes fondamentales du bonheur, à célébrer le souffle de vie qui anime chacun de nos mouvements, à déguster l’existence dans ses plus simples expressions. Ici, à cette heure avancée de la nuit, chaque bruit, chaque geste, chaque pensée prend des proportions insoupçonnées. Le craquement des branches que méthodiquement brisent les éléphants, un orage. Le lit qui crisse sous chaque mouvement, un effondrement. Le vent qui gonfle la moustiquaire, une tornade. Toute cette divagation qui dilate l’espace, à la mesure de mes visions rêvées, m’emporte dans des profondeurs équivoques où mon corps chavire et s’absente pour rejoindre un monde de figurations où le vécu se dissipe pêle-mêle dans l’étrange et le saugrenu. Moment magique et insaisissable dont il restera la frustration de n’avoir pu conserver la vision schizophrénique. Pourtant, il se peut que parfois un mot, résonnant singulièrement, percute l’attention et déchire la rêverie pour offrir à la conscience une image très nette et très forte qui s’impose un instant comme une réalité palpable avant de vaciller et de sombrer dans les abîmes neuronaux. Sorte de présence absente que quelques poètes ont pu capter mais qui est ordinairement impénétrable tant on sait que penser que l’on pense trouble la pensée même. Je me souviens de ce que Molokosa, la chamane xhosa, m’avait confié. Si les désirs, les contrariétés, les angoisses l’encombrent, l’âme ne pourra jamais accéder aux plus profondes visions des espaces “autres“. Les rêves (ceux atemporels du sommeil paradoxal), on peut les visiter, on ne peut les posséder. S’alléger pour s’élever ! Cela va à contrecourant de l’éducation occidentale qui pousse à encombrer le visible d’objets et l’invisible de préoccupations. Cette prédominance de la surabondance sur le dépouillement, de l’analyse sur l’émotion, de la sévérité sur la grâce, nous gâche la vie telle quelle. Le vent s’est levé, puissant et désordonné. Il porte des odeurs de terre mouillée et des cris d’animaux inquiets. Immobile, replié dans mon duvet avec tout juste un œil qui en dépasse, mode crocodile assoupi, j’entends vaguement le “dictat-phone“ qui imperturbablement débite son discours d’une voix étrange qui fut la mienne mais semble maintenant appartenir à une conscience étrangère et lointaine. Une forme d’expression suffisante qui me trouble. Je conçois confusément combien chaque idée est un fardeau, chaque affirmation un péché d’orgueil.
« Les qualités de bienveillance, de disponibilité, d’empathie qu’il m’a fallu développer pour franchir les barrières de suspicion qui, dans mes reportages en pays lointains, faisaient de moi l’étranger, le suspect, l’indésirable —celui qui ne ressemble pas— pourraient devenir demain des conditions nécessaires à la survie de notre monde. Face aux déferlantes démographiques qui risquent de nous emporter dans le tourbillon des confrontations religieuses et sociales qui ne manqueront pas de s’ensuivre, il nous faudra apprendre à nager autrement dans un monde dont nous ignorons encore toutes les complexités mais dont les contours, esquissés par les grands changements économiques, climatiques, politiques sont déjà perceptibles. Nous pressentons qu’il nous faudra —à moins de verser dans des conflits hasardeux— recourir à une autre forme d’intelligence, plus chamarrée et plus réjouissante, une intelligence plurielle dont Fabienne Bernard[i] a dessiné les contours. En définitive, il s’avère essentiel de remettre l’homme dans une dimension humaine — non seulement une économie à sa portée mais un esprit à sa mesure. Non au sein d’un système vertical qui lui échappe et qui l’oppresse mais au cœur d’un mode de communication horizontal qui le valorise et l’épanouit. Chaque homme a besoin d’être entendu, d’être regardé, d’être accompagné… L’humanisme n’est, en fin de compte, rien d’autre que la sympathie qu’un homme porte à un autre homme (vertu que l’on pourrait aussi nommer respect ou compassion ou fraternité). Il suffit d’un regard, d’un geste, d’une parole pour que spontanément se dégage une intelligence par laquelle nous ressentons, une solidarité, une approbation, une utilité d’être. Il ne s’agit pas nécessairement d’affection ou d’attachement. Juste d’entente. Chacun peut, par cette attention particulière à l’autre, peser sur le comportement général jusqu’à en métamorphoser le caractère. Je me souviens de ce clochard phénoménal, philosophe excentrique, qui battit les pavés de Saint-Germain-des-Prés jusqu’à sa disparition en 1999. Sa folie déguisée dénonçait notre folie authentique. Aguigi Mouna fut la démonstration vivante de ce que la fantaisie vagabonde d’un seul homme peut confondre l’affectation contrainte d’une société. Cette pratique domestique d’assainissement doit se comprendre non seulement comme une vertu thérapeutique mais comme un exercice de solidarité dans l’esprit d’une stratégie globale d’affranchissement, riche de vitalité éthique et d’élévation spirituelle. Tandis que —sous couvert d’égalité, de sécurité, de rentabilité — , la machine uniformatrice tend à imposer à l’humain ses normes réductrices, le contraignant à l’obéissance, l’obligeant à la normalité, le pressant à l’efficacité, le réduisant in fine à une banale marchandise, une telle démarche fait plus que jamais sens. Chacun doit être libre de poursuivre son bonheur, ou pour le moins son développement harmonique, comme il l’entend en dépit des plus extravagantes tentatives d’alignement génétique et d’abrutissement technologique qui sous prétexte d’augmenter l’individu tendent à le détruire. Je veux croire que le sens de la vie humaine ne se tient pas dans le progrès illusoire de l’espèce —foules manipulées par des pouvoirs abusifs — , mais dans la possibilité pour chacun, en tous lieux, de réaliser son humanité, même imparfaitement, même maladroitement, à travers la beauté, la sensibilité et la créativité. Car il n’est nul besoin de surhommes, de meneurs ou de héros, mais seulement d’hommes, chacun avec ses faiblesses, ses doutes, ses travers qui font de lui un homme d’exception. »
Le froid transperce mon duvet. Je tire une couverture par-dessus, suspend la course du magnétophone et ferme les yeux sur des images ressassées. Je repense aux voyages, à ces années passées à parcourir le monde pour tenter d’en capter les multiples visages, à la somme monstrueuse de clichés que j’en ai retiré, aux illusions qui ont pu nourrir mes représentations du visible. Je n’aurais, en fin de compte, été qu’un voyageur ignorant et truqueur. Ignorant pour avoir si peu retenu de la vie, truqueur pour avoir privilégié l’illusion. Rien en somme de bien remarquable. Je m’en suis, comme chacun, tenu à des chimères. Entre doute et certitude, j’aurais vécu en faisant semblant. Semblant de croire, semblant d’adhérer, semblant d’espérer… Pour exprimer une volonté d’être, comme s’il était possible d’exister raisonnablement de façon accomplie et significative. Condamnés à l’à-peu-près, nous vivons dans un trompe-l’œil généré par l’artifice et le préjugé. Avec seulement le divertissement pour corollaire. Secoué par ces pensées, frissonnant dans la nuit glacée, je mesure toute l’extravagance de la course à laquelle nous participons, naïfs de croire que nous pourrions en sortir vainqueurs. J’ai envie de hurler comme parfois le font les hyènes dans la nuit pour seulement peut-être se soulager de la malédiction de n’être que hyène, comme j’ai honte à certaines heures d’appartenir à cette espèce animale douteuse, hybride et souvent monstrueuse qui asservit, contraint et détruit. A croire que, par une malédiction suprahumaine, un phénoménal mouvement de balancier pousse régulièrement l’homme de pulsion de création en pulsion de destruction, de pulsion de réunion en pulsion de dispersion, de pulsion d’expansion en pulsion de rétraction. Comme si, allant trop loin dans une direction, il se heurtait à une membrane invisible qui le renvoyait vers la tendance opposée. Trop de gesticulation, de gaspillage, de confusion conduit manifestement à une désorganisation ravageuse. Faudrait-il savoir rester en place, cesser d’accumuler, cesser de produire ? Vu qu’il est nécessaire, dans une logique de production, de faire pour obtenir en retour, il suffirait, dans celle du non-agir simplement de voir clair pour accueillir l’existence dans toute sa beauté immédiate. Je repense à Sean O’Connell, le personnage mythique de Ben Stiller dans La Vie rêvée de Walter Mitty qui, alors que le tigre blanc qu’il a recherché durant toute une vie s’encadre dans son viseur, s’abstient de déclencher l’obturateur de son appareil pour mieux jouir de l’intensité du moment. Savoir s’abstenir ! Cesser de vouloir maintenir, pour enfin intégrer pleinement le monde ! Dépasser la perception utilitaire pour s’élever à une perception désintéressée, afin que s’installe une conjonction favorable à l’émergence d’une sérénité créatrice exempte des vaines interrogations et des fâcheuses inquiétudes permettrait sans doute de voir la vie se développer au présent avec la légèreté que requiert le bonheur. Et si le verbe voir embrasse le verbe aimer —comme le spécule Nicolas de Cues — , il faudrait tenter d’aimer le monde, de l’aimer et de s’en satisfaire tel qu’il se présente.
Je sais que cela va à contre-courant de la spécificité humaine par laquelle les premiers êtres ont tiré leur état d’homme. La quête du pourquoi est constituante. Constituante et troublante. Constituante et aventureuse. Constituante et dangereuse. Mais —fatalement— il faut bien s’occuper… en attendant les lions.
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